YUJI NISHIYAMA – La traduction et le voyage de Jacques Derrida au Japon

Yuji NISHIYAMA, « La traduction et le voyage de Jacques Derrida au Japon », Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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La French Theory au Japon

Avant de parler de la traduction de Derrida au Japon, nous allons d’abord expliquer le contexte plus vaste de la réception de la « French Theory ».

La « French Theory » est définie comme un ensemble de théories philosophiques, littéraires et sociales apparues dans les universités françaises à partir des années 1960, puis dans les universités américaines à partir des années 1970. La French Theory a exercé une puissante influence intellectuelle non seulement aux États-Unis, comme l’analyse le livre de François Cusset[1], mais également au Japon. Depuis la modernisation de Meiji au XIXe siècle, la nation insulaire d’Extrême-Orient n’a pas cessé d’importer de manière avare les théories occidentales et a créé sa propre pensée en combinant sa propre tradition culturelle et la tradition occidentale. Après la défaite matérielle et spirituelle totale causée par la Seconde Guerre mondiale, le marxisme a eu, jusque dans les années 1960, un impact majeur sur les sciences humaines et sociales (par exemple, le politologue Masao Maruyama, l’économiste Kōzō Uno et l’historien Hisao Ōtsuka), et a permis au Japon de faire face aux questions concernant son impérialisme militaire et de se tourner vers l’avenir de la société civile japonaise. De plus, l’existentialisme de Jean-Paul Sartre a été accepté avec enthousiasme par les intellectuels (les premiers romans de Kenzaburo Ōe en sont un bel exemple) à la recherche d’une nouvelle démocratie japonaise.

À la fin des années 1960, les Japonais s’intéressent de plus en plus aux nouveaux systèmes de pensée contemporaine venus de France : structuralisme, sémiologie et psychanalyse. La rapidité avec laquelle des œuvres clés ont été traduites en japonais témoigne du vif intérêt qu’elles suscitent chez les intellectuels japonais : Le Degré zéro de l’écriture (publié en 1953 et traduit en japonais en 1965) ; Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955/1967), Anthropologie structurale (1958/1972), La Pensée sauvage (1962/1976) ; Jacques Lacan, Écrits (1966 / 1972–81) ; Michel Foucault, Les Mots et les choses (1966/1974) et Surveiller et punir (1975/1977), entre autres. Dans les années 1970, il était déjà possible d’étudier la théorie française dans les universités japonaises. Avec le grand succès d’un livre révélateur d’Akira Asada, Structure et pouvoir : au-delà de la sémiologie (1983)[2], la French Theory gagne en popularité au Japon, de sorte que cette tendance intellectuelle est même baptisée « le Nouvel Académisme » par les médias.

La réception de Derrida au Japon

Jacques Derrida et ses ouvrages ont une grande influence au Japon depuis longtemps. Les Japonais ont essayé de recevoir la pensée de Derrida à leur manière.

Dans les années 1970, la première génération de derridiens japonais (Nobuaki Takahashi, Kōichi Toyosaki[3]) a traduit certains grands textes de Derrida, afin de permettre la lecture de ce philosophe de la déconstruction dans le milieu académique, une possibilité qui n’était pas nécessaire offerte dans les universités. Après la vogue de l’existentialisme symbolisé par Sartre et Camus, Derrida a été présenté comme un membre du groupe du poststructuralisme. Il s’agit de l’époque où le germe de la French Theory a été semé au Japon.

Dans la deuxième génération (Satoshi Ukai[4], Tetsuya Takahashi, Kazuo Masuda, Chihiro Minatomichi, Yasuo Kobayashi, Takaaki Morinaka[5], Shoichi Matsuba, etc.), certains ont fait leurs études à Paris, assisté au séminaire de Derrida à l’EHESS. Je dois vous rappeler que certains derridiens ont brillamment développé des réflexions politiques tout en incorporant la pensée déconstructrice de Derrida. Ukai ne cesse d’accorder des interventions critiques pour comprendre la situation actuelle ; Takahashi a remarquablement décodé la logique du sacrifice dans l’histoire et la société japonaise. Il a notamment travaillé sur la commémoration de la mémoire des soldats morts pour l’empereur au sanctuaire Yasukuni[6].

La troisième génération de derridiens japonais (Kazuisa Fujimoto[7], Yusuke Miyazaki, Kai Gohara, Yuji Nishiyama[8], etc.) correspond aux derniers chercheurs qui ont assisté aux séminaires de Derrida. Pour transmettre aux chercheurs plus jeunes l’héritage de possibilités philosophiques laissées par Derrida, nous avons fondé « L’Association pour la déconstruction » en 2013[9]. Cette association a pour but de promouvoir la libre discussion de discuter librement sur la pensée de la déconstruction chez Derrida et d’autres penseurs ou écrivains. Nous avons organisé des séminaires, ouvert un site Internet qui offre des informations sur la déconstruction, de préparer une base de données d’ouvrages et d’articles, de faire avancer la collaboration avec les chercheurs japonais et étrangers, etc.

Le voyage de Derrida au Japon

Afin de mieux comprendre les relations de Derrida avec les Japonais, nous allons jeter un regard sur son voyage au Japon. Le philosophe a été invité au Japon trois fois, et on peut dire que chaque visite dans l’archipel lui a donné une inspiration philosophique.

En octobre 1983, deux semaines après la fondation du Collège international de philosophie, Derrida a passé deux semaines à Tokyo, Fukuoka, Kyoto et Sendai. Dans ces quatre villes, il a donné les conférences suivantes : « Des tours de Babel » (Institut franco-japonais à Tokyo), « Questions et réponses à Waseda » (Université de Waseda), « Devant la loi » (IFJ à Tokyo et à Fukuoka), « Donner – le temps » (IFJ à Kyoto), « Les pupilles de l’université » (Université de Tokyo, campus Hongō) et « Enseigner la philosophie » (Université de Tohoku). Au total, cinq conférences, trois séminaires, cinq interviews, deux tables rondes et une séance d’autographe…, le programme en deux semaines était trop chargé pour ce philosophe âgé de 53 ans à l’époque. Le recueil de ces textes Tasha no gengo (La langue de l’autre) n’est publié qu’en japonais[10].

Pendant son séjour de quatre jours à Kyoto, Derrida a visité le Shisen-dō (le temple bouddhiste de l’école Sōtō du Zen, fondé en 1641) et le Ginkaku-ji (le temple au pavillon d’argent, construit en 1482) et le Ryōan-ji (un monastère zen fondé en 1450, classé patrimoine mondial de l’UNESCO), il a également arpenté « la Promenade du philosophe » (Tetsugaku-no-michi)[11]. En regardant le célèbre jardin sec (Karesansui) de pierres du Ryoanji, « jardin du néant », Derrida a dit au professeur Nobuaki Takahashi « je ne peux pas parler du zen que je ne connais pas bien, en tout cas, je pense toujours au néant ». Il a apprécié le style de peinture chinoise Shansui, qui représente des paysages naturels avec des inscriptions calligraphiées. Dans sa flânerie sur la rivière Kamo jusqu’aux quartiers fréquentés de la ville (Maruta-machi, Shijō-Kawara), Derrida a trouvé un magasin traditionnel de calligraphie japonaise. Le pinceau de calligraphie et le Washi (le papier japonais) ont particulièrement attiré ce philosophe occidental qui a élaboré la pensée de l’écriture. Il en a même acheté quelques-uns comme souvenir pour ses fils. Dans une papeterie, il a montré un grand intérêt pour un simple sceau (cachet) (San-mon-ban, Shachihata Name12). Après avoir posé des questions sur l’usage aux étudiants qui l’accompagnaient, il a commandé son sceau original en japonais : « J・デリダ ». Ce penseur de la déconstruction du logocentrisme basé sur l’opposition hiérarchique entre la parole et l’écriture, a-t-il alors rappelé ce passage dans De la grammatologie ?

« […] nous savions depuis longtemps que l’écriture chinoise ou japonaise, qui sont massivement non-phonétiques, ont très tôt comporté des éléments phonétiques. Ceux-ci sont restés structurellement dominés par l’idéogramme ou l’algèbre et nous avons ainsi le témoignage d’un puissant mouvement de civilisation se développant hors de tout logocentrisme. L’écriture ne réduisait pas la voix en elle-même, elle l’ordonnait à un système »[13].

Dans ce chapitre « De la grammatologie comme science positive », Derrida fait une analyse historique et conceptuelle de l’écriture. En se référant au travail de Madeleine V.-David, il envisage les trois types de préjugés sur l’écriture (préjugé théologique, chinois et hiéroglyphique) pour critiquer le privilège de l’écriture phonétique comme une forme d’ethnocentrisme européen. Aux XVII-XVIIIe siècles, Descartes et Leibniz, etc., encouragent à voir un modèle de langue philosophique dans l’écriture chinoise, car celle-ci était censée être une langue universelle libérée de la voix. Derrida a bien remarqué que cet éloge de l’écriture chinoise non-phonétique, pénétrée par un préjugé culturel, ne fait que renforcer la métaphysique ethnologocentrique européenne.

Muneaki Takahashi a déjà montré sa gêne à Derrida lui-même dans l’interview de 1978. Selon Takahashi, il était vrai qu’en Orient, il n’existait aucun type métaphysique occidental au sens strict, comme le disait Heidegger, ni aucune admiration du phonocentrisme fondée sur l’écriture alphabétique, comme l’avait souligné Hegel. Cependant, les langues orientales consistaient évidemment en une opposition entre le signifiant et le signifié, de sorte que ces langues étaient aussi métaphysiques dans un certain sens. Dans sa réponse à cet ami japonais, Derrida a manifestement distingué le logocentrisme et le phonocentrisme et a donné une excuse :

À mon avis, – je préférerais ne pas le simplifier et tomber dans un simplisme banal -, à mon avis, des cultures dites extrême-orientales pourraient, comme des cultures dites occidentales, être liées au privilège de la voix. Néanmoins, je pense que les cultures d’Extrême-Orient n’ont pas développé de culture logocentrique liée à un certain type d’écriture, à un certain type d’organisation politique, à un certain type d’organisation culturelle, etc. […] Bien sûr, comme la relation avec les cultures non logocentriques a été ouverte à une certaine période, dans certaines conditions historiques – nous devons l’analyser -, cette relation a amené les sujets européens à analyser les limites de leur système logocentrique. Cela ne s’explique pas par la décision prise par les sujets européens à un moment donné, mais par l’ensemble de la situation historique, par les relations entre les pays européens et les pays d’Asie (de l’Est). C’est une telle histoire qu’il faut analyser, cependant, dans la plupart des cas, les catégories des historiens qui s’intéressent à l’histoire définissent plus ou moins secrètement son appartenance au domaine logocentrique, c’est-à-dire à la chose elle-même à déconstruire, de sorte qu’il est difficile de façonner ou de remodeler une telle histoire[14].

Pour nous, les Japonais, à partir de cette formule de Derrida, il serait possible de se demander s’il n’existe pas un phonocentrisme dans l’écriture japonaise, dans le processus d’introduction de l’écriture chinoise. Comme Kazuo Masuda l’a montré au colloque de Cerisy en citant l’argumentation du penseur du folklore Orikuchi Shinobu, l’histoire de la langue japonaise provoque un désir archéologique. Dans le texte « La réhabilitation de la langue ancienne [Kogo fukkatsu ron] » (1917), Orikuchi tente d’affirmer l’emploi de l’ancien japonais contre la langue contemporaine. Il remonte l’histoire du japonais au VIIIe siècle où furent écrit le Koji-ki et le Nihon-shoki, en deçà de toute influence des caractères chinois, pour découvrir la vie d’une langue naturelle non-contaminée par une langue étrangère non-phonétique. Réhabiliter l’ancienne langue désuète, pour lui, n’est pas simplement un retour nostalgique, mais le fait d’entendre ici et maintenant une voix antique même dans la langue contemporaine entamée par une écriture non phonétique.

Il reste encore une anecdote curieuse de la visite de Derrida à Kyoto. Il a passé un jour devant le Kyōto-gosho, palais impérial de Kyōto au Japon qui servit de résidence officielle à l’Empereur jusqu’en 1868, au début de l’ère Meiji. Devant la porte du Kyōto-gosho, il a joué le rôle d’un homme de la campagne, personnage dans « Devant la loi » de Kafka, avec le professeur Takahashi à qui il avait demandé de jouer le rôle de la sentinelle.

La déconstruction mise à l’épreuve de la traduction

Toujours en 1983, Derrida a envoyé une lettre à un Japonais, Toshihiko Izutsu, le plus célèbre islamologue japonais, afin de partager des réflexions sur le mot « déconstruction ». La « Lettre à un ami japonais » (Psyché II, Galilée, 2003) sera l’un des meilleurs textes introductifs à la déconstruction. Dans sa lettre, Derrida énumère les différentes définitions de la déconstruction en les éliminant les unes après les autres : « qu’est-ce que la déconstruction n’est pas ? ou plutôt devrait ne pas être ? »

Tout d’abord, la déconstruction n’est pas « l’analyse », dans la mesure où elle ne vise pas des éléments simples, ni une régression à l’origine. L’analyse consiste en effet à délimiter un objet en éléments indécomposables et à interpréter leurs relations. La déconstruction n’est pas l’interprétation de la composition cohérente entre le tout et les parties. C’est ainsi que Derrida ne s’est pas senti à l’aise avec le structuralisme, car ce qui commande la structure, c’est un point de présence et un centre originel.

Ensuite, la déconstruction ne parvient pas à être « une méthode ». N’ayant pas d’itinéraire déterminé quant à la logique, elle n’est ni un faire-savoir, ni une procédure ni une technique de la pensée. Du point de vue de la pédagogie, Derrida ne peut jamais être le maître privilégié qui initie à la méthode de la déconstruction. On ne fait qu’assister à l’événement de la déconstruction, en témoigner et réinventer sa propre déconstruction à sa manière. Il est vrai qu’après Derrida, on a vu beaucoup de résultats remarquables de la lecture déconstructrice, mais cela ne veut pas nécessairement dire que ces lectures ont hérité de la méthode derridienne d’une manière authentique. La déconstruction n’a pas de méthode, mais elle permet pourtant de s’acheminer vers la méthode sous des modalités diverses. La méthode de la déconstruction, s’il y en a une, est toujours quelque chose dont on hérite en transformant la déconstruction elle-même.

Comme Derrida procède le plus souvent par comparaisons, la déconstruction est différente de « la critique ». Cette dernière, présupposant les instances privilégiées de « décision, choix, jugement, discernement », donne de l’extérieur un jugement sur un objet. Derrida a toujours remis en cause l’instance transcendantale, le signifiant ou le signifié transcendantal, qui est au cœur du logocentrisme de la métaphysique occidentale.

On peut qualifier la déconstruction de stratégie parasitaire, dans la mesure où elle emprunte de la structure déjà établie les façons mêmes de la subvertir. La déconstruction n’est pas un « acte » ou une « opération », car elle ne présuppose pas la distinction entre le sujet qui déconstruit et l’objet destiné à être déconstruit. La déconstruction est à la fois interne et externe : elle loge dans l’objet lui-même et remet radicalement en question la structure de ce dernier.

« La déconstruction a lieu, c’est un événement qui n’attend pas la délibération, la conscience ou l’organisation du sujet, ni même de la modernité. Ça se déconstruit »[15]. Cette conclusion inquiétante et gênante ne nous donne pas une définition claire, mais nous oblige à imposer une traduction difficile à la déconstruction. Le mot de déconstruction se déplace et se remplace dans une chaîne de substitutions sans se fixer dans une détermination conceptuelle. « La chance pour (la) « déconstruction », ce serait qu’un autre mot (le même et un autre) se trouve ou s’invente en japonais pour dire la même chose (la même et une autre), pour parler de la déconstruction et pour l’entraîner ailleurs, l’écrire et la transcrire »[16].

Ça arrive toujours déjà, le déplacement des signifiants pour la déconstruction, sans aucun signifié transcendantal. Nous, les Japonais, sommes depuis longtemps fascinés par la pensée de Derrida, et avons essayé de trouver ou d’inventer des mots pour la déconstruction tout en élaborant la traduction. Les trois livres importants publiés en 1967, La voix et le phénomène a été traduit en japonais dès 1970, De la grammatologie en 1972 et L’écriture et la différence en 1977/1983. (D’ailleurs, la traduction anglaise Of Grammatology par Gayatri Chakravorty Spivak n’a été publiée qu’en 1976 chez Johns Hopkins University Press, et Writing and Difference a été traduit par Alan Bass en 1978 et publié chez Routledge and Kegan Paul.)

D’ailleurs, nous devons remarquer ici que les Japonais ont traduit assidûment des ouvrages étrangers depuis la modernisation du pays à la fin du XIXe siècle. La traduction a été pour les Japonais l’une des tâches les plus importantes pour assimiler la civilisation occidentale et construire un pays puissant et moderne. Le statut du traducteur est plus respecté au Japon que dans les pays européens et anglo-saxons. La traduction est recommandée pour la carrière des chercheurs universitaires et des doctorants notamment en Humanités. Pour citer quelques exemples de la riche tradition japonaise de la traduction, il existe dix traductions d’Être et temps de Heidegger, huit traductions de La Phénoménologie de l’esprit de Hegel. Deux versions des Œuvres complètes d’Aristote, de Kant et de Freud sont disponibles en japonais. Pour les penseurs de la French Theory, presque tous les textes de Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault, Roland Barthes, Louis Althusser, Jacques Lacan, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Jean Baudrillard et Emmanuel Levinas ont été traduits en japonais, dont certains ont été publiés en format de poche, moins cher et plus accessible au grand public.

Naturellement, il n’est pas toujours aisé de traduire les textes occidentaux écrits en écriture alphabetique au japonais, composé de l’écriture logographique d’origine chinoise. Dans la traduction japonaise de Heidegger, on trouve parfois des mots bouddhistes pour traduire les expressions heideggériennes, il en résulte que cela rend ses livres plus ou moins ésotériques. On traduit « Gelassenheit » en « houge (放下) », mot d’une secte zen qui veut dire « abandonnement de soi pour entrer dans le néant », « Ereignis » en « shouki (性起) », expression dans la pensée Huayan qui signifie « les vraies manifestations de toutes les choses du point de vue de Bouddha ». Pour traduire les expressions originales de Derrida, on a bien essayé d’inventer des mots japonais. La « différance » se traduit en « 差延 (saen) », mot précisément composé par « (différence, écart, décalage) » et « (prolongement, report) » ; la « circonfession » en deux mots combinés « 割礼告白 (circoncision confession) ». Pour bien indiquer la polysémie des mots français , nous en représentons tous leurs sens avec le signe d’égalité : le « pharmacon » est traduit en « 薬=毒 » , le « gift » en « 贈与=毒 » , la « délimitation » en « 境界画定=解除», etc.

Aucun traducteur japonais de Derrida n’a échappé à l’épreuve déconstructrice du langage. Kōichi Toyosaki, excellent traducteur à la mémoire de qui Derrida a dédié son ouvrage Apories, a proposé deux types de postulats de traduction lors du colloque « Les fins de l’homme, À partir du travail de Jacques Derrida » à Cerisy-la-Salle en 1980.

« Premièrement, que toute traduction est citation. Une traduction peut être considérée comme un cas très particulier, un cas-limite de la citation. Idéalement, elle est la citation intégrale d’une œuvre, qui implique la disparition totale du texte de celui qui cite, en l’occurrence du traducteur »[17].

Il s’agit là du statut complexe du traducteur et de celui qui cite. Dans le cas de la citation, on reproduit un énoncé qui apparaît pour la première fois dans sa propre œuvre, alors que, dans la traduction, une œuvre est totalement transférée dans une autre langue. Une traduction idéale est alors la citation intégrale sans la présence du traducteur.

Selon Toyosaki, le deuxième postulat est « tout texte, même s’il reste éternellement non traduit, est en soi, et toujours déjà, une traduction »[18]. Dans un texte, tous les mots, tous les contextes sont toujours en relation avec d’autres mots présents ou non dans ce même texte. Tous les mots y sont forcés de quitter les contextes originels et de prendre un nouveau sens. La possibilité de la traduction consiste en l’écart originel de la présence des mots dans un texte. Pour Toyosaki, les textes de Derrida représentent exactement ce milieu indécidable de traduction/citation. « La traduction constitue une dimension à la fois marginale et essentielle de ses écrits […]. Toujours très attentif à la distance, à l’espacement entre le français et une ou plusieurs langue(s) étrangère(s) qui serait aussi et pleinement une « différence/ance », Derrida joue à la fois avec et sur cet espacement qui donne, qui crée et ouvre l’espace de ses textes »[19].

Jusqu’à présent, une soixantaine de ses ouvrages ont été traduits en japonais, la façon de traduire Derrida en japonais s’affinant au fil du temps. Les traductions japonaises de ses œuvres, aussi nombreuses qu’en anglais, se vendent assez bien (avec un tirage d’environ 1200-1500 exemplaires pour la première impression). Quant à moi, j’appartiens à la dernière génération de chercheurs qui ont pu assister au séminaire de Derrida à l’EHESS. Avec l’arrivée de la nouvelle génération, de jeunes chercheurs ont pris le relais et commencé à traduire des ouvrages du philosophe. En tant que traducteur, j’espère que la traduction japonaise offrira aux lecteurs futurs de bonnes occasions pour une expérience de la déconstruction.

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[1] François Cusset, French Theory : Foucault, Derrida, Deleuze, & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, La Découverte, 2003.

[2] Akira Asada, Kōzō to chikara: Kigōron wo koete, Keisō shobō, 1983.

[3] Kōichi Toyosaki (1935-1989) a traduit de nombreux ouvrages philosophiques et romans français, tels que Le Clézio, Blanchot, Deleuze & Guattari, Foucault, Klossowski, etc. Il a publié la traduction japonaise d’une partie de Glas et de La carte postale.

[4] Satoshi Ukai (1955-) est l’un des meilleurs amis et traducteurs japonais de Derrida ; il a traduit, entre autres, L’autre cap (Misuzu shobō, 1993), Mémoires d’aveugle (Misuzu shobō, 1998), Politiques de l’amitié (Misuzu shobō, 2003), Voyous (Misuzu shobō, 2009), L’animal que donc je suis (Chikuma shobō, 2014).

[5] Takaaki Morinaka (1960-), poète et traducteur, a traduit Schibboleth (Iwanami Shoten, 1990), Monolinguisme de l’autre (Iwanami shoten, 2001), Khôra (Miraisha, 2004), Pardonner (Miraisha, 2015).

[6] Tetsuya Takahashi, Morts pour l’Empereur. La question du Yasukuni, trad. par Arnaud Nanta, Les Belles Lettres, 2012.

[7] Kazuisa Fujimoto (1966-) a traduit de nombreux ouvrages de Derrida : De quoi demain… (Iwanami shoten, 2001), Adieu (Iwanami shoten, 2004), Marges (Hosei University Press, 2007-2008), La dissémination (Hosei University Press, 2013), Psyché (Iwanami shoten, 2014 et 2019), etc.

[8] Yuji Nishiyama (1971-) a traduit Sauf le nom (Miraisha, 2005), L’université sans condition (Getsuyōsha, 2008), Du droit à la philosophie (Misuzu shobō, 2014-15), La bête et le souverain, volume I et II (Hakusuisha, 2014 et 2016), etc.

[9] Voir le website : http://www.comp.tmu.ac.jp/decon/ Cf. Yuji NISHIYAMA, « Ouvrir « l’Association pour la déconstruction » », Rue Descartes, N. 82, 2014, pp. 117-120.

[10] En plus, voici d’autres textes qui ne sont publiés qu’en japonais :

– Jacques Derrida et Kōichi Toyosaki, Philosophie et/ou performative, éd. Takaaki Morinaka, Hōsei University Press, 1984.

– « Hyper-consuming Society and Role of Intellectuals », dialogue avec Akira Asada et Kōjin Karatani, Asahi journal, le 25 mai 1984.

– « De la souillure », dialogue avec Kenji Nakagami, Bungakukai, mai 1987.

– «« Parole » autobiographique : pourquoi pas (why not) Sartre », interview par Atsuko Ubukata et Chihiro Minatomichi, Gendaishisō, juillet 1987.

– « Il n’y a pas décence pour la philosophie », interview par Yasuo Kobayashi and Kazunari Suzumura, Représentation, No. 4, 1992.

[11] Un chemin pédestre qui suit un canal bordé de cerisiers à Kyoto, entre Ginkaku-ji et Nanzen-ji. La promenade est ainsi nommée parce que l’important philosophe japonais du XXe siècle et professeur à l’université de Kyoto Kitarō Nishida l’empruntait pour sa méditation quotidienne.

[12] Le « Shachihata » est « un produit industriel de papeterie, aussi banal que les stylos Bic pour les Français ».

[13] J. Derrida, De la grammatologie, Minuit, 1967, pp. 137-138. Dans De la grammatologie, Derrida se réfère souvent au modèle de l’écriture chinoise, alors qu’une fois, il ajoute ici l’adjectif « japonais ». C’est probablement la première référence au japonais dans ses textes.

[14] J. Derrida, Tasha no Gengo, éd. Nobuaki Takahashi, Hosei University Press, 1989, p. 307.

[15] Derrida, « Lettre à un ami japonais », Psyché II, Galilée, 2003, p. 12.

[16] Ibid., 14.

[17] Kōichi Toyosaki « Traduction », Les fins de l’homme, À partir du travail de Jacques Derrida, Galilée, 1981, p. 245.

[18] Ibid., p. 246.

[19] Ibid., p. 250.