JOSEF FULKA – La présence de Derrida dans la pensée tchèque

Josef FULKA, « La présence de Derrida dans la pensée tchèque », Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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En choisissant le titre « la présence de Derrida dans la pensée tchèque », nous faisons, d’ores et déjà, un choix. Le choix en question consiste à ne pas reprendre les éléments biographiques et bien connus: le fait que Derrida a été, pendant longtemps, très lié à notre pays et qu’il s’est engagé à aider les dissidents tchèques en co-fondant (avec Jean-Pierre Vernant, Maurice de Gandillac, Jean-François Lyotard et d’autres) l’Association Jan Hus dont il a été le vice-président.[1] On ne va pas, non plus, raconter – encore une fois – l’histoire bien connue et digne d’un Kafka, celle de son emprisonnement à Prague en hiver 1981 après avoir été accusé de trafic de stupéfiant.[2] Ce n’est sûrement pas pour dire que la présence de Derrida – au sens littéral – a été négligeable, bien au contraire. C’est simplement parce qu’il s’agit d’une histoire déjà racontée par d’autres, une histoire à laquelle nous-mêmes – incapables, d’ailleurs, d’y contribuer par un témoignage personnel – ne pouvons ajouter rien de nouveau.

Au lieu de la présence personnelle de Derrida, nous avons choisi de prendre le titre de notre intervention à la lettre et de dire quelques mots sur la présence de la pensée de Derrida dans la philosophie tchèque, sur la manière dont Derrida a influencé, incité ou même provoqué les penseurs de notre pays. Nous allons procéder en deux temps. Premièrement, nous nous sentons obligés de présenter un bref résumé en ce qui concerne les traductions de Derrida en tchèque (ces traductions étant parfois très étroitement liées avec les interprétations originales de la déconstruction derridienne), en mentionnant également quelques problèmes de traduction qu’une telle pensée – étant donné la complexité de la manière dont elle en vient à s’exprimer – ne va pas sans poser. Deuxièmement, nous allons nous concentrer sur les interprétations de la pensée de Derrida qui nous paraissent constituer les contributions les plus remarquables – de provenance tchèque – à la littérature déjà si considérable consacrée à la pensée du fondateur de la déconstruction, en particulier sur le dialogue constant avec Derrida, mené par le philosophe tchèque Miroslav Petříček, l’auteur d’une interprétation qui dépasse le cadre de la pensée derridienne au sens strict du terme pour transférer la déconstruction sur le terrain peu habituel, et qui réussit à donner un sens nouveau à plusieurs motifs qui en sont indubitablement issus.

La véritable histoire « officielle » de la réception de Derrida en République tchèque ne commence, pour des raisons évidentes, qu’après la chute du régime communiste en 1989. Le véritable coup d’envoi, à cet égard, est représenté par la traduction excellente – par le philosophe Miroslav Petříček déjà mentionné – de plusieurs textes de Derrida, publiés en 1993 sous le simple titre Textes sur la déconstruction.[3] Les textes proviennent de L’Écriture et la différence (« La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », « Edmond Jabès et la question du livre »), Marges de la philosophie (« Différance », Signature événement contexte », « La mythologie blanche ») et Positions (« Sémiologie et grammatologie: dialogue avec Julia Kristeva »). Le volume est complété par la traduction intégrale de La voix et le phénomène. En plus, Petříček a accompagné sa traduction d’une longue préface qui mérite une mention à part et sur laquelle nous allons revenir. La même année paraît un petit volume intitulé Les politiques de l’amitié;[4] la traduction provient de la plume de Karel Thein, jadis un étudiant de Derrida qui a écrit, sous sa direction, une thèse de doctorat sur Platon, publiée en français sous le titre Le lien intraitable.[5] D’autres traductions s’ensuivent dans les années à venir: Petříček va traduire La force de loi en 2002 (la traduction n’est pas sans importance pour son propre développement philosophique et pour sa propre lecture de Derrida, comme on va le voir par la suite), ainsi que les dialogues de Derrida avec Habermas.[6] En 2002, la traduction des textes du premier Derrida est complétée par un autre volume, s’intitulant Violence et métaphysique et comprenant, hormis le texte éponyme, « Force et signification », « Cogito et l’histoire de la folie » et « Genèse et structure de la phénoménologie ».[7] La traduction est un effort collectif d’un groupe de philosophes dirigé par Jiří Pechar, un traducteur prolifique et bien connu notamment pour ses traductions de textes littéraires (Zola, Huysmans, Proust, Sarraute et bien d’autres), qui s’est plus récemment consacré à la traduction de textes philosophiques (nous lui devons des traductions de Wittgenstein, Lyotard, Merleau-Ponty et d’autres). Hormis ces titres, nous disposons des traductions de Foi et savoir (par Pavel Bartošek), de la préface à L’origine de la géométrie de Husserl (par Martin Pokorný) et de De quoi demain… dialogues avec Elisabeth Roudinesco (par nous-mêmes).[8]

En un sens, on pourrait estimer que le bilan est plutôt triste dans la mesure où – on s’en aperçoit aisément – il y a des périodes entières du développement intellectuel de Derrida et des ouvrages particulièrement importants (Dissémination ou Glas, par exemple) qui restent inconnus au lecteur tchèque non-francophone. De l’autre côté, il faut bien dire que Derrida a rencontré – notamment dans le personnage de Petříček et de Pechar – des traducteurs excellents et que leurs traductions figurent parmi les sommets de la traduction tchèque après 1989. Il est d’autant plus intéressant, nous semble-t-il, de suivre certaines divergences des traducteurs quant à la transposition du style compliqué de Derrida dans une langue qui s’y prête parfois assez difficilement. Nous nous limiterons à deux exemples. En traduisant le concept derridien célèbre de « la différance », Petříček opte pour la solution gardant son ambiguïté phonétique, à savoir differänce. Le choix est, sans aucun doute, légitime dans la mesure ou il permet de conserver le jeu des phonèmes que cette expression contient (car le mot tchèque diference est prononcé de la même manière que diferänce), mais ne permet pas, par contre, de saisir toute l’envergure pour ainsi dire sémantique du mot, notamment son aspect temporalisant ou processuel – le processus de différer – qui est inséparable du néologisme derridien (mais qui se trouve, après tout, explicitement thématisé dans le texte lui-même). Pechar, par contre, adopte une approche exactement contraire en traduisant le terme par le mot diferace (littéralement: différation ou le fait de différer); ici, la processualité devient évidente, mais l’homophonie se trouve perdue (car le mot « diferace », tout en étant plus ou moins compréhensible, n’existe pas en tchèque). Ce seul exemple suffit à rendre évident le fait qu’il ne peut pas s’agir de trouver une traduction « correcte », juste ou bien définitive, mais simplement de faire une décision consistante à conserver certaines nuances et d‘en supprimer d’autres – et ajoutons qu’on peut également, bien sûr, choisir de ne pas traduire du tout et de garder le mot différance, en espérant que le lecteur est déjà familier avec le contexte de la pensée derridienne au point qu’il n’a pas besoin de « traduction », d’ailleurs nécessairement insuffisante. Il en va de même pour le deuxième exemple, à savoir l’écriture, un terme particulièrement épineux dans la mesure où il excède l’idiome, pour ainsi dire, d’un seul auteur et acquiert les significations légèrement différentes chez un Derrida, un Barthes, un Foucault et d’autres, oscillant entre le simple fait d’écrire, le style (comme dans Le degré zéro de l’écriture, par exemple), une inscription, etc. Tandis que Petříček le traduit d’habitude par psaní (une traduction devenue plus ou moins standard), Pechar apporte des solutions plus compliquées et moins courantes: zápis (un mot qui correspond plutôt à l’inscription) ou bien – plus récemment – skriptura, un terme qui présente l’avantage d’être plus au moins neutre quant aux différentes significations possibles, mais également le désavantage d’être non exactement un néologisme, mais néanmoins un terme très peu habituel, à la différence de « l’écriture », c’est-à-dire une expression parfaitement courante en français.

Terminons cette brève excursion traductologique pour en venir à examiner la manière dont les motifs de la pensée de Derrida ont été accueillis, réfléchis et éventuellement transformés chez certains philosophes tchèques. Étant donné la prédominance de l’orientation phénoménologique dans la philosophie de notre pays (la prédominance due largement à l’influence de Jan Patočka[9]), il n’est pas étonnant que ce soit notamment la pensée du premier Derrida, du lecteur et du critique de Husserl, qui s‘avère particulièrement attrayante pour ses interprètes tchèques. C’est à celui-ci que Jiří Pechar consacre le dernier chapitre de son ouvrage Problèmes de la phénoménologie. De Husserl à Derrida, paru en 2007. En prenant comme point de départ la lecture critique de Levinas dans « Violence et métaphysique », le chapitre représente un bon résumé de l’étape « phénoménologique » de l’itinéraire intellectuel de Derrida, en s’arrêtant, pour ainsi dire, au seuil de la déconstruction, au moment où les concepts et intuitions originaux qui vont caractériser la pensée de Derrida dans ses travaux ultérieurs commencent à émerger de sa lecture des maîtres de la phénoménologie.[10] Plus osée – et plus énigmatique – est l’étude consacrée à Derrida par Michal Ajvaz – d’ailleurs un écrivain littéraire estimé – portant le titre Le signe, la conscience de soi et le temps. Deux études sur la philosophie de Jacques Derrida. En relisant – de manière plutôt libre et désinvolte – la Grammatologie, Ajvaz consacre son livre, notamment sa première partie, à la recherche et à la thématisation de ce qu’il appelle « le champ pré-articulé », à savoir le champ des significations à l’état naissant, avant qu’elles se cristallisent comme signes et comme articulations stables (la découverte d’un tel champ étant, selon lui, précisément le mérite de la déconstruction derridienne). Si les significations et les structures stables sont régies par des différences fixes, le champ pré-articulé est d’abord caractérisé par « l’identité maximale de la forme et de la force »[11], par un dynamisme essentiel et par le fait que les signes et les significations s’y établissent sur le modèle d’un coup de dés, tout en y puisant leur unité: « Le champ pré-articulé représente le fondement des significations, leur unité intérieure (…), mais également une force qui subvertit les structures du dedans et les pousse vers un changement (…). »[12] Une telle lecture « génétique » de Derrida n’est pas sans rappeler, par exemple, la notion de sémiotique développée par Kristeva, à ceci près que l’analyse d‘Ajvaz ne se trouve pas ancrée dans une archéologie du sujet, mais fait constamment appel à la dimension a-subjective du monde d’un côté et à l’exemple de l’œuvre d’art de l‘autre. En témoigne le dernier chapitre de son étude où l’idée difficilement saisissable du champ pré-articulé se trouve illustrée par la métaphore du chemin – avec une allusion à Borges – ou plutôt du mouvement dans un terrain inconnu: « Si nous parcourons un chemin pour la première fois, l’espace de l’itérabilité est encore incertain; nous nous mouvons dans un espace originaire qui a la forme du champ pré-articulé des forces, nous nous laissons guider par lui, l’orientation du chemin vacillant dans un faisceau instable des orientations possibles qui naissent des tensions de l’espace originaire ».[13] Plutôt que de présenter une « lecture » de Derrida au sens traditionnel du terme, c’est Ajvaz lui-même qui parcourt l’espace ou le terrain ouvert par la Grammatologie, en explore les plis et les chemins cachés, pour aboutir à sa propre vision esthético-ontologique du monde et de l’art.

C’est, pourtant, Miroslav Petříček dont la lecture et relecture est fort particulière de Derrida, qui représente un achèvement philosophique majeur et dépasse, dans une grande mesure, le contexte de « l’orthodoxie » derridienne. Pour en mesurer la portée, il faut revenir à la préface qui ouvre sa première traduction de Derrida, un texte essentiel non seulement à titre d’une introduction à la déconstruction et à ses principes, mais également une prise de position tranchée par rapport à ce que la pensée du premier Derrida peut avoir d’ambigu. Chez Petříček, la réflexion sur les premiers textes de Derrida (une réflexion alimentée, nous semble-t-il, également par la lecture des ouvrages plus tardifs) donne lieu à ce que Petříček appelle « une phénoménologie élémentaire de la frontière, de la limite, de la ligne de partage ou bien de la ligne en général ».[14] En développant la notion de différance, Petříček en vient à la considérer comme un instrument ou une voie qui permettent de dépasser le concept traditionnel de la frontière en tant que ligne de partage séparant deux domaines distincts.[15] Avec la notion de différance, une non-identité, et donc une frontière, s’installe tout d’abord à l’intérieur de toute identité concevable – celle du sujet, de la structure, du signe, de l’évidence, de la temporalité et de la pensée elle-même. La frontière – ou la limite – traditionnellement conçue remplit une double fonction de séparer et de conférer l’identité à ce qu’elle sépare; elle sépare, mais en même temps, paradoxalement, met les éléments séparés dans un rapport mutuel (il peut s’agir, bien sûr, d’un rapport de subordination – comme Derrida le montre dans le cas des oppositions métaphysiques – mais ce rapport de subordination n’en est pas moins un rapport). Ce que la déconstruction derridienne nous permet d’envisager, c’est une différence non en tant qu’elle marque une opposition (d’un dehors et d’un dedans, par exemple), mais une différence – une différance – en tant qu’une non-identité interne, un déphasage de toute identité avant même qu’elle puisse se marquer comme opposée à une autre identité ou à une altérité. Une telle « phénoménologie de la frontière » peut paraître banale dans la mesure où des variations plus ou moins sophistiquées sur le même thème figurent dans quasiment toutes les introductions à la déconstruction. Ce qui est pourtant moins banal, ce sont les conclusions que Petříček ne manque pas de tirer de cette réflexion apparemment élémentaire.

En effet, si la frontière rapproche en séparant et sépare en rapprochant, met en rapport en partageant et partage en mettant en rapport, le problème qui surgit alors consiste, tout simplement, à penser ce qu’on pourrait appeler l’altérité radicale, c’est-a-dire une altérité non comme un pôle d’opposition ou un complément de l’identité, mais comme son fondement le plus originaire (qu’il s’agisse, de nouveau, de l’identité de la structure, du signe ou du sujet), soit, une altérité qui ne soit pas relative à une identité préalable. Comme le dit Petříček: « Le fait que chaque frontière non seulement effectue une différenciation, mais également mette en rapport, a pour conséquence singulière une difficulté qui survient lorsqu’on s’efforce de penser une altérité radicale – une altérité qui ne soit pas une altérité relative à notre pensée et ses articulations conceptuelles fondamentales (…). La manière dont nous comprenons la frontière ne nous permet de concevoir le dehors que comme relatif à un dedans ».[16] La déconstruction, selon Petříček, est donc un mouvement, une oscillation permanente autour de la limite interne, la seule qui permet d’installer une altérité au coeur même de l’identité. Deux remarques s’imposent à propos d‘une telle lecture. Premièrement, tout en s’en tenant aux textes du premier Derrida, elle anticipe clairement les développements ultérieurs que la déconstruction va connaître pendant des années 80 et 90. Le motif de l’altérité, que Petříček tient à souligner, ne va être pleinement élaboré – y compris des notions qui s’y trouvent liées: celle de rencontre, d’événement, etc. – que dans des ouvrages tels que Spectres de Marx, De l’hospitalité ou L’université sans condition. Il ne va nullement de soi de trouver ces accents justement chez le Derrida des années 60 qui a été parfois critiqué pour avoir négligé la possibilité de l’altérité radicale au profit du glissement incessant des signifiants et des contextes.[17] Deuxièmement, on voit s’esquisser ici une vraie philosophie de la limite ou de la frontière qui – tout en restant très étroitement liée à la philosophie derridienne – va prendre, quelques années plus tard, une forme fort inattendue et qu’on aurait du mal à classifier simplement comme une interprétation de Derrida (aussi librement qu’on puisse concevoir ce qu’on appelle interprétation). Elle s’illustre dans un livre paru en 2000 sous le titre La majesté de la loi. Raymond Chandler et la déconstruction tardive.

Le livre représente un prolongement brillant des idées annoncées dans la préface et le développement de ce qu’on pourrait appeler la pensée déconstructive: si nous parlons de la pensée déconstructive, nous entendons par là qu’il ne s’agit pas d’une interprétation de Derrida au sens courant du terme – Derrida, en fait, est très rarement cité, sauf à la fin – bien qu’il soit indubitable que toute la réflexion ne cesse jamais d’osciller autour des motifs et des thèmes issus de sa philosophie. Il ne s’agit pas, non plus, simplement d’appliquer les idées derridiennes au texte littéraire. Il s’agit plutôt de repenser ou bien re-parcourir un champ – un mot qui revient constamment, avec d’autres métaphores spatiales – ouvert par la déconstruction tardive, et ceci à l’aide de textes littéraires qui permettent de lui donner un sens nouveau.

Si Petříček ne cesse pas, tout au long de son livre, de revenir sur les thèmes dont il a déjà essayé de mesurer la portée (celui de la limite, de la frontière, de la singularité et de l’altérité), il prend, cette fois, comme point de départ le Derrida des années 90 – l’auteur de Force de loi et des Spectres de Marx, bien que ce dernier ouvrage ne soit pas cité – chez qui toutes ces notions sont déjà pleinement élaborées. Il y ajoute, pourtant, un autre élément de la pensée derridienne qui permet de délimiter leur terrain commun: la question de la justice. En prenant ses distances par rapport à la majorité des théoriciens de la justice, Derrida, on le sait bien, approche la question de la justice à partir de l’idée du lien entre la justice – irréductible à la loi – et une certaine inadéquation (ou disjonction, pour reprendre un terme de Derrida lui-même) qui est indispensable pour que la vraie justice – la justice qui prend nécessairement la forme d’une rencontre avec l’altérité, la forme d’un faire justice à l’altérité, à la singularité d’autrui – puisse avoir lieu. La justice, la vraie justice, est essentiellement disharmonique. Dans le dialogue avec Elisabeth Roudinesco, Derrida s’exprime de manière suivante: « Il me semble au contraire [à la différence de Heidegger] qu’au cœur de la justice, de l’expérience du juste, une disjonction infinie réclame son droit, et le respect d’une irréductible dissociation: pas de justice sans interruption, sans divorce, sans rapport disloqué à l’altérité infinie de l’autre, sans expérience criante de ce qui reste à jamais out of joint. »[18]. Déjà plus tôt, dans Spectres de Marx, il critiquait la lecture heideggerienne d’Anaximandre: « Au-delà du droit, et plus encore du juridisme, au-delà de la morale, et plus encore du moralisme, la justice comme rapport à l’autre ne suppose-t-elle pas au contraire l’irréductible excès d’une disjointure ou d’une anachronie, quelque Un-Fuge, quelque dislocation out of joint dans l’être et dans le temps même, une disjointure qui, pour risquer le mal, l’expropriation et l’injustice (adikia), contre lesquels il n’est pas d’assurance calculable, pourrait seule faire justice ou rendre justice à l’autre comme autre? »[19]

Ces deux citations, où l’on entend un écho lointain, mais bien discernable de la critique que le jeune Derrida avait jadis adressée aux fondateurs de la phénoménologie, éclairent bien le point de départ de La majesté de la loi. Petříček examine donc le champ ouvert et délimité par trois notions – celle de la justice (avec le recours incessant aux expressions ou idiomes derridiens: être juste, faire justice, etc.), celle de la loi, et celle du droit, et choisit pour faire justice une référence inattendue, si l’on peut dire, aux problèmes soulevés par la confrontation des ces trois notions : les romans policiers de Raymond Chandler (si l’on peut, par commodité, les appeler ainsi, car il s’agit évidemment d’ouvrages bien difficiles à classifier quant au genre). Si Derrida soutient, notamment dans la Force de loi,[20] une irréductibilité de la justice au droit, aussi bien qu’une idée d’inadéquation ou de dislocation au cœur même de la justice, comment repenser ces topoi à partir de ce qu’on appelle, en anglais, le hard boiled school du roman policier?

La justice ainsi conçue est régie par un certain impératif. Faire justice à l’autre comme autre implique évidemment un « faire » et un « il faut » qui n’ont pourtant rien à voir avec une obligation légale et qui ne renvoient pas à une autorité extérieure. L’injonction de la justice, le « il faut » si difficile à déterminer qui nous pousse à faire, à rendre justice à l’altérité de l’autre, trouve son expression, chez Petříček, dans une formule simple, quasi-tautologique, mais qui exprime bien ce devoir pesant et incontournable de faire justice à l’autre sans aucune référence à la loi et à son autorité: il faut parce qu’il faut. C’est le mot qui scande La majesté de la loi depuis le début jusqu’à la fin. Précisons le sens de la formule: il faut non parce que cela est ou devrait être conforme à une loi ; il faut non parce que cela correspondrait à une idée préconçue d’une justice quelconque ou à une obligation morale ; il faut parce que je ne peux pas agir autrement, parce que je suis incité par un appel qui précède et excède la responsabilité au sens juridique et moral. Ce qui est surprenant, c’est que la figure littéraire choisie pour incarner l’injonction en question – il faut parce qu’il faut – n’est nul autre que Philip Marlowe, le détective privé et le personnage principal des romans de Chandler. Un tel choix peut paraître bien provocateur, voire sacrilège. Il suffit, pourtant, de lire tant soit peu les textes de Chandler pour s’apercevoir qu’il n’est pas du tout illogique. Pourquoi?

Il faut se rappeler ce qui se passe dans ce genre de roman policier extrêmement compliqué. Au début, il y a toujours justement une disruption dans l’ordre des choses – le mort, la victime du crime, est rencontré presque par hasard, de manière inattendue et contingente. Face à cette rencontre, il y a quelque chose qui pousse pourtant le détective privé à agir, très souvent même malgré sa volonté. Ce quelque chose, ce n’est pas la nécessité de faire justice à la loi (car c’est le devoir de la police), ce n’est pas, non plus, une curiosité quelconque (ce qui distingue le héros chandlerien d’un Sherlock Holmes dont l’amour pour son métier s’enracine dans la bizarrerie des crimes commis), ni encore des raisons financières; et ce n’est sûrement pas un besoin d’activité pur et simple.[21] C’est bien plutôt la disruption dans l’ordre elle-même, la rencontre avec une victime du meurtre qui, d’une manière difficile à comprendre, mais très pressante, réclame son droit sous la forme d‘un appel auquel il est impossible de ne pas répondre. Petříček cite un passage admirable d’un texte quelque peu oublié de W. T. Ballard, paru en 1946 sous le titre Murder’s Mandate. À propos de Sam Boyd, le détective privé et le personnage principal de cette histoire, l’auteur s’exprime de manière suivante: « Sam Boyd didn’t like death and he liked murder less. There was something about murder that demanded action. It imposed a mandate upon the living, forcing them to take action, to do something. »[22] On s’aperçoit aisément que nous sommes en présence d‘un scénario qui rappelle, de manière fort inquiétante, la rencontre entre Hamlet et son père que Derrida a longuement commenté dans Spectres de Marx. Ce quelque chose, imposé par la rencontre qui nous met en présence d’un cas limite de la mort et d‘un cas limite de l’injustice, de l’adikia au sens radical,[23] va jusqu’à impliquer la corporéité même du détective : il suffit de se souvenir des passages de Big Sleep où Marlowe, sans s’en apercevoir, imite l’expression du visage du mort qu’il a croisé plus ou moins par hasard.[24]

Reste à préciser la nature de cette rencontre et de la pression qu’elle exerce. Ce que le détective privé rencontre, ce n’est pas la victime en tant qu‘un cas parmi d’autres. Traiter le mort comme un cas, c’est justement la perspective de la police, ou bien de la justice au sens plus large du terme. Ce qui fait de cette rencontre une vraie rencontre (au sens que, justement, Derrida donne à ce mot), c’est le fait que la mort se présente, de prime abord, comme une singularité: « Car le meurtre, la mort violente, est toujours singulière, et c’est pourquoi on peut jamais la concevoir simplement comme un cas parmi d’autres. On ne peut pas supposer une ‘loi’, une ‘norme’, une ‘règle générale’ dont le meurtre serait le ‘cas’; le meurtre est la négation de la généralité qui représente le fondement de la justice au sens juridique. »[25] C’est pourquoi le détective privé, à la différence de la police, n’examine jamais qu’un seul cas au moment donné. Qu’est-ce qu’on rencontre donc et qu’est-ce qui nous est imposé par cette rencontre? On rencontre tout d’abord un mort qui se trouve, étrangement, privé de sa visibilité en tant que victime : ce qui est visible pour la justice – ou au moins pour la police – n’est que le cadavre, un ensemble de traces qui peuvent éventuellement nous conduire au meurtrier. Ce qui, pourtant, reste invisible, c’est la singularité de l’injustice commise, et c’est justement ceci qu’il s’agit de rendre visible. Si le détective privé agit, il agit de manière très singulière : il n’agit pas au nom de la loi, mais il se met littéralement à la place du mort, il agit au lieu de la victime – qui, elle, ne peut plus agir – pour lui rendre la visibilité qu’elle a perdue, précisément, en tant qu‘un « cas » parmi d’autres. C’est justement dans ce fait de prendre la place du mort – l’analogie avec Hamlet s’impose à nouveau – que consiste la tâche propre de l’investigateur, dictée par l’impératif il faut parce qu’il faut,[26] et « l’investigateur, qui agit maintenant au lieu et à la place de la victime, partage avec cette victime son invisibilité: il devient cette victime qui (…) résiste, dans le corps de l’investigateur, à être réduite à un simple cadavre. »[27] C‘est donc ici que réside le noyau de l’interprétation que Petříček présente de l’idiome derridien – faire justice à l’autre comme autre.

C’est ainsi que le personnage littéraire qu’est Philip Marlowe vient à se profiler lui-même comme une figure-limite. Il devient une figure-limite dans la mesure où il prend la place de la victime (dont la mort singulière représente elle-même une limite) afin de faire justice à sa singularité, au fait que la victime ait été, littéralement, privée de sa propre mort, de l’instant juste de sa mort,[28] mais également dans la mesure où, ce faisant, il devient lui-même l’emblème d’une certaine extériorité qui, pourtant, n’est pas en dehors du champ de la loi et du droit (car l’investigateur n’est pas le meurtrier, bien au contraire), mais en représente plutôt une limite interne en y réintroduisant la singularité et l’idée de la justice irréductible à la loi.

Nous sommes maintenant en mesure de comprendre les conséquences proprement philosophiques que Petříček ne manque pas de tirer de ses réflexions dont nous n’avons souligné que les traits les plus élémentaires.[29] Il n’est sûrement pas question seulement de provoquer en élevant un héros du roman policier à la stature d’un Hamlet : bien plutôt, à travers le réseau complexe d’allusions, d’excursions et de références littéraires et philosophiques implicites ou explicites, on voit se constituer une vraie philosophie de la limite qui se trouve constamment opposée à la pensée de l’identité fixe et de l’essence.[30] Le mouvement autour de la limite – qui correspond strictement à l’idée de faire justice à une singularité – remplace la notion d’essence en tant que principe et porteuse de la généralité. C’est en ce sens qu‘on retrouve, en lisant certaines pages de La majesté de la loi, également une très forte inspiration deleuzienne,[31] sans mentionner cette mathesis singularis réclamée par Roland Barthes dans La chambre claire que Petříček, d’ailleurs, a admirablement traduit en tchèque.

Il est, espérons-nous, évident que le texte de Petříček ressemble très peu à un exercice scolaire consistant à « utiliser » Derrida pour interpréter les textes littéraires – les références explicites à Derrida, nous l’avons déjà dit, n’apparaissent qu’à la fin du livre, bien qu’il soit évident que toute la problématique est structurée autour des questions derridiennes. L’approche choisie par l’auteur est difficile à classifier: si nous l’avons désigné, provisoirement et insuffisamment, sans doute, comme une pensée déconstructive, c’était notamment pour souligner que dans La majesté de la loi, Chandler et Derrida s’éclairent mutuellement. Il ne s’agit pas de « déconstruire » Chandler, mais – pour reprendre, encore une fois, une expression déjà citée – de faire justice à celui-ci à l’aide des questions ouvertes par la déconstruction. Le champ conceptuel dont nous avons parlé est sans doute délimité par les concepts derridiens (et par les références provenant parfois – mais pas toujours – de Derrida: Montaigne, Anaximandre et d’autres), mais les textes de Chandler permettent de lui donner une consistance nouvelle. Il serait donc pertinent de lire La majesté de la loi comme un monument de ce que Pierre Macherey a appelé la philosophie littéraire, comme un vrai dialogue entre la philosophie et la littérature qui, finalement, nous paraît plus fidèle à l’esprit de la pensée de Derrida qu’une interprétation, aussi brillante qu’elle puisse être, de ses écrits.

Terminons en disant que si nous avons accordé tant d’attention à un seul ouvrage, c’est qu’il nous a semblé plus fécond d’étudier de près un exemple concret – l’exemple dont nous avouons volontiers qu’il nous paraît de loin le plus intéressant – de la présence de Derrida dans la pensée tchèque plutôt que de faire une liste exhaustive de tous les écrits qu’on a consacrés, dans notre pays, au fondateur de la déconstruction.[32] La présence personnelle de Derrida en République tchèque a été incontournable – sans son engagement, ses activités et son intérêt constant pour notre pays, la philosophie tchèque ne serait pas ce qu’elle est. L’hommage le plus digne de sa mémoire, nous semble-t-il, consiste à démontrer – même en choisissant une approche sélective – que sa présence philosophique, la manière dont sa philosophie est entrée, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans l’espace de la pensée tchèque pour la nourrir, inspirer et transformer, est non moins incontournable. Le dialogue que les philosophes et les traducteurs tchèques ont mené avec Derrida et dont nous avons essayé de montrer quelques formes concrètes, en constitue – espérons-nous – une preuve plus que convaincante.

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[1] Les activités de l’Association se poursuivent, d’ailleurs, jusqu’à présent, le président actuel étant Étienne Balibar.

[2] Sur les activités de l’Association Jan Hus et l’emprisonnement de Derrida, on consultera l’ouvrage de Barbara Day, The Velvet Philosophers, Claridge Press 1999.

[3] J. Derrida, Texty k dekonstrukci, trad. M. Petříček, Bratislava, Archa 1993.

[4] J. Derrida, Politiky přátelství, trad. K. Thein, Filosofia, Praha 1993. Nous disons bien un petit volume, car il ne s’agit pas du livre bien connu publié sous ce titre en 1994, mais de la version originale de la conférence de Derrida, prononcée lors du colloque organisé par l’Association Jan Hus à Prague en 1990.

[5] K. Thein, Le lien intraitable. Enquête sur le temps dans la République et le Timée de Platon, Paris, Vrin 2001.

[6] J. Derrida, Síla zákona, Praha, OIKOYMENH 2002, et J. Derrida, J. Habermas, Filosofie v době teroru, Praha, Karolinum 2002.

[7] J. Derrida, Násilí a metafyzika, trad. J. Pechar et al., Praha, Filosofia 2002.

[8] J. Derrida, Víra a vědění, trad. P. Bartošek, Praha, Mladá fronta 2003; J. Derrida, Tradice vědy a skrývání smyslu, trad. M. Pokorný, Praha, OIKOYMENH 2003; J. Derrida, E. Roudinesco, Co přinese zítřek?, trad. J. Fulka Praha, Karolinum 2003. On ne peut pas ne pas mentionner également les traductions slovaques de Derrida – le slovaque étant une langue facilement comprise et couramment lue dans le contexte tchèque – que nous devons à Martin Kanovský, spécialiste de Derrida et de Lévi-Strauss: De la grammatologie (1999), Éperons (1998) et Spectres de Marx (2011).

[9] A qui Derrida lui-même a consacré un texte remarquable. Cf. J. Derrida, « Donner la mort », in: L’éthique du don. Jacques Derrida et la pensée du don, Paris, Transition 1992, p. 11 – 108.

[10] Cf. Jiří Pechar, « Od fenomenologii k dekonstrukci: J. Derrida », in: Problémy fenomenologie. Od Husserla k Derridovi, Praha, Filosofia 2007, p. 385 – 408.

[11] M. Ajvaz, Znak, sebevědomí a čas. Dvě studie o Derridově filosofii, Praha, Filosofia 2007, p. 23.

[12] Ibid., p. 21.

[13] Ibid., p. 50.

[14] M. Petříček, « Předmluva, která nechce být návodem ke čtení », in: Texty k dekonstrukci, op. cit. p. 21.

[15] On pourrait également ajouter qu’une telle interprétation trouve une source d’inspiration dans la philosophie de Jan Patočka, notamment dans la manière dont Patočka a jadis interprété la notion platonicienne de chôrismos: le chôrismos, selon Patočka, n’est pas simplement une ligne de partage séparant le sensible et l’intelligible, mais d’abord l’expérience d’une négativité, de l’arrachement, d’une prise de distance vis-à-vis du monde sans marquer nécessairement un partage entre deux domaines distincts et objectivables. Cf. Jan Patočka, Le platonisme négatif, in: Liberté et sacrifice, trad. E, Abrams, Grenoble, Millon 1990, p. 53 – 98.

[16] M. Petříček, « Předmluva, která nechce být návodem ke čtení », op. cit., p. 21 – 22.

[17] Si ce genre de critique a été assez courant notamment dans le monde anglo-saxon, on n‘en trouve pas moins une analogie dans la philosophie tchèque. Dans son livre – d’ailleurs admirable – sur Nietzsche, le philosophe Pavel Kouba propose une lecture de Derrida qui contraste nettement avec celle de Petříček. En parlant du « perspectivisme » de Nietzsche et en soulignant l’importance des vérités « locales » dans le système des perspectives (même sans une garantie transcendantale d’une vérité ultime), Kouba considère la déconstruction derridienne précisément comme incapable de fournir des critères permettant de distinguer une telle vérité locale. En autonomisant le signifiant et en soulignant la non-existence du « signifié transcendantal », « l’interprétation déconstructive réussit chaque fois à démontrer que chaque texte renvoie toujours à quelque chose d’autre, et de ce fait, l’interprétation est toujours, de par son essence, infinie. (…) Dans ce champ, chaque chose ne cesse jamais de s’aliéner de la manière qui, finalement, est toujours la même: la chose est toujours un peu présente et un peu non-présente » – P. Kouba, Nietzsche. Filosofická interpretace, Praha, Český spisovatel 1995, p. 221 – 222, c’est nous qui soulignons. Si Petříček souligne, donc, l’altérité radicale dont la pensée de Derrida permet de rendre compte en introduisant la différance, la non-identité au coeur même de l’identité (les références à Levinas ne manquent pas, d’ailleurs, dans le texte que nous venons de commenter), Kouba, par contre, met l’accent sur une certaine mêmeté caractérisant le processus de la différance.

[18] J. Derrida, E. Roudinesco, De quoi demain…, Paris, Fayard/Galilée 2001, p. 135.

[19] J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée 1993, p. 55.

[20] Où la justice, on s’en souvient bien, est explicitement identifiée à la déconstruction elle-même (c’est-à-dire non seulement identifiée comme son objet): « La justice en elle-même, si quelque chose de tel existe, hors ou au-delà du droit, n’est pas déconstructible. Pas plus que la déconstruction elle-même, si quelque chose de tel existe. La déconstruction est la justice. » – J. Derrida, Force de loi, Cardozo Law Review, vol 11, July/August 1990, No. 5 – 6, p. 944.

[21] « I’m fed up with people telling me stories. I’m sitting here because I don’t have anywhere to go. I don’t want to work. I don’t want anything, » dit Marlowe dans The Little Sister, cit. in: M. Petříček, Majestát zákona. Raymond Chandler a pozdní dekonstrukce, Praha, Herrmann a synové 2000, p. 53.

[22] Cit. in: M. Petříček, Majestát zákona, p. 55.

[23] Les références à Levinas et à ses réfléxions sur le meurtre en tant que négation de l’altérité d’autrui sont très fréquentes chez Petříček. Cf. notamment p. 48 – 51.

[24] « It was raining hard again. I walked into it with the heavy drops slapping my face. When one of them touched my tongue I knew that my mouth was open and the ache at the side of my jaws told me it was open wide and strained back, mimicking the rictus of death carved upon the face of Harry Jones » – cit. in: M. Petříček, Majestát zákona, p. 38. Et Petříček de commenter: « Le corps qui perçoit lui-même la mort, ou plutôt la perception de la mort par le corps même, la perception non médiatisée (par le droit, par la justice, par la loi), la perception sans concept, qui a presque la forme d’une imitatio (…) voilà le corps ‘mimétique‘ sur lequel ne s’inscrit plus le droit, le corps dans lequel la mort violente a laissé sa trace (…). Le visage mort qui vit dans le visage de l’investigateur privé: peut-on parler, dans ce cas, d’un paradoxe de la rencontre, de la rencontre prenant une forme-limite de l’imitation? » – p. 39 et 47.

[25] M. Petříček, Majestát zákona, p. 63.

[26] La forme tautologique de cette formule est, on le voit bien, strictement corrélative à la singularité souveraine de cet autre qu’est la victime de la mort violente.

[27] M. Petříček, Majestát zákona, p. 63.

[28] Dans certains passages de son ouvrage, Petříček souligne le fait que chez Chandler, le problème de la mort est traité rigoureusement comme le problème du mal, dans la perspective de la rédemption, plutôt que dans la perspective d’un problème à résoudre: « Il ne s’agit pas de trouver et de punir le coupable (ceci est ou devrait être la tâche du droit et de la police), mais de faire justice à la victime, car c’est seulement dans cette perspective, seulement par rapport à cette limite, que la victime de la mort violente peut garder un espoir quelconque » – M. Petříček, Majestát zákona, p. 234.

[29] La majesté de la loi est un livre difficile à résumer, tout d’abord à cause de son caractère essentiellement digressif. Conformément à l’idée de la limite annoncée au début, un certain mouvement autour de la limite se trouve représenté par la trajectoire du texte lui-même. Petříček explore – suivant le principe « topologique » qu’il introduit dès les premières pages – non seulement le « champ » délimité par les notions de justice, de droit et de loi, mais également une certaine « topique » des romans chandleriens eux-mêmes. Ainsi, nous nous retrouvons, dans certains chapitres, dans le paysage du western classique (dont les personnages agissent conformément au même impératif que le héros chandlerien), nous sommes confrontés – lorsqu’il s’agit d’éclairer la notion de frontière – aux romans de Cormac McCarthy, la question de la corporéité de l’investigateur se trouve explorée à l’aide de la lecture de La colonie pénitentiaire de Kafka, et parmi les références théoriques, on rencontre Adorno, Michel Serres, Niklas Luhmann et bien d‘autres. Il n’est donc pas exagéré de dire que le texte constitue une topologie complexe et multiforme, guidée pourtant toujours par la question de la limite dans sa relation avec la justice.

[30] « Presque toute la pensée du passé (…) s’était concentrée sur les essences: elle s’est consacrée à les chercher, déterminer et mettre en lumière. Il semble qu’il est temps de fixer notre attention sur les limites » – M. Petříček, Majestát zákona, p. 174. C’est notamment la lecture de McCarthy et de son roman The Crossing qui permet de préciser le sens de la notion de limite par rapport à l’essence. Cf. p. 132 – 148.

[31] Bien perceptible déjà dans l’accent mis sur la rencontre en tant que principe de l’agir, qui fait clairement écho non seulement à Derrida, mais aussi au Deleuze de Proust et les signes et de Différence et répétition.

[32] Mentionnons, pourtant, au moins un volume bilingue, édité par Marcela Sedláčková et publié sous le titre L’influence de l’oeuvre de Jacques Derrida sur la pensée contemporaine en 2007. Il s’agit des actes du colloque franco-tchéco-slovaque, organizé à Prague en mars 2005, peu après la mort de Derrida.