JACQUES DERRIDA et LAURE ZHANG – Entretien avec Jacques Derrida en préface à la traduction chinoise de L’écriture et la différence

Jacques DERRIDA et Laure ZHANG, « Entretien avec Jacques Derrida en préface à la traduction chinoise de L’écriture et la différence », Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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Note des éditeurs :

Cet entretien entre Jacques Derrida et Laure Zhang (Zhang Ning 張寧) fut publié en préface à la traduction chinoise de L’écriture et la différence, parue d’abord à Pékin en caractères simplifiés (书写差异》,北京三联2001 ), puis à Taipei en caractères traditionnels (《書寫與差異》,臺北:麥田,2004). Laure Zhang en fut la traductrice.

L’entretien eut lieu le 29 février 2000 à l’EHESS, c’est-à-dire un an et demi avant la première et unique visite de Derrida en Chine, en septembre 2001.[1]

Il s’agit de la première publication en français de cet entretien. Nous remercions chaleureusement Laure Zhang d’avoir partagé avec nous la version française de l’entretien, ainsi que Pierre Alferi de nous avoir accordé l’autorisation de le publier dans ce numéro sur la traduction.

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Jacques Derrida : Je voudrais dire à quel point, pour moi, la traduction que vous faites pour la Chine est une chose importante. Ce n’est pas une traduction parmi d’autres, non seulement parce que vous la faites mais parce que, d’une certaine manière, tout ce qui me permet à la fois d’être lu en Chine et d’avoir des retours de ce qui se passe en Chine est particulièrement important, à la fois pour des raisons philosophiques et politiques… Ça a toujours été le cas, depuis le début, mais je trouve qu’aujourd’hui, étant donné ce qui se passe et dans le monde et en Chine en particulier, c’est un moment très sensible, et je suis très curieux de savoir comment ce travail de traduction peut s’opérer, et changer les choses là-bas et changer les choses pour moi de ce côté-là. Donc je voulais d’abord vous remercier, et le faire avant d’essayer de répondre à vos questions. Car il est évident que toutes les réponses que je vais tenter de vous faire seront inspirées et orientées par cette destination chinoise ou par la manière dont, moi, je peux interpréter cette destination…

Zhang Ning : Les textes recueillis dans ce livre [L’écriture et la différence] ont été publiés de 1963 à 1967 dans des revues intellectuelles françaises importantes comme Critique, L’Arc ou Tel Quel. Vos interrogations étaient liées à des auteurs aussi divers que Michel Foucault ou Emmanuel Levinas, Heidegger ou Lévi-Strauss, Artaud ou Bataille… Qu’est-ce qui caractérisait surtout, à vos yeux, l’atmosphère de cette époque ?

J. D. : Il est vrai que le livre que vous avez traduit n’est pas un vrai livre – et tout à l’heure nous allons retrouver la question du livre –, c’est un recueil. La plupart des textes que j’ai publiés depuis lors ont toujours eu une forme un peu étrangère à celle de ce qu’on appelle un « livre ». Et, dans ce cas-là, ce livre – c’était mon premier livre en somme : auparavant j’avais publié une introduction à L’origine de la géométrie de Husserl, mais en 1967 j’ai publié simultanément trois livres – ce livre était le premier qui, à la différence des deux autres, rassemblait des textes écrits de 1962 à 1967 et qui tous avaient ceci de commun qu’ils étaient de ma part une façon de m’orienter dans un champ à la fois philosophique et littéraire, très différencié, où tout en lisant d’autres textes comme ceux, en effet, de Foucault, de Levinas, de Lévi-Strauss, d’Artaud ou de Bataille, textes philosophiques ou littéraires, je commençais à élaborer une sorte de stratégie générale à la fois de lecture et d’interprétation de la philosophie. Les [textes] qui sont traités dans le [livre] sont d’une part des textes de philosophes, mais déjà de philosophes un peu à l’écart de la grande tradition philosophique – Foucault, Levinas ne sont pas des philosophes universitaires traditionnels, eux-mêmes marquent un écart par rapport à la tradition profonde – et, d’autre part, des textes littéraires (Lévi-Strauss étant un anthropologue).

Ce qui réunissait à mes yeux des auteurs aussi différents, c’était le plus souvent leur rapport à l’écriture, et l’angle que je privilégiais dans ma lecture était formé en moi par la pensée de l’écriture que j’essayais d’élaborer simultanément, notamment dans De la grammatologie, que j’ai écrit à peu près en même temps, ou dans La voix et le phénomène.

Vous m’interrogez sur « l’atmosphère » de cette époque-là. Pour la caractériser de façon un peu globale et peut-être un peu sommaire, je dirais qu’on parlait beaucoup des limites de la philosophie et quelquefois de la « fin » ou de la « mort » de la philosophie. Et personnellement, tout en m’intéressant à ce que j’ai appelé à ce moment-là la « clôture » de la métaphysique, je n’ai jamais souscrit à l’idée que la philosophie était « finie ». Donc, j’essayais de trouver un chemin entre une certaine clôture et une certaine fin (dans la Grammatologie, je distingue entre la clôture et la fin).

Ce sentiment, assez répandu à l’époque, que la philosophie avait atteint une limite et que maintenant il fallait passer à autre chose, s’accompagnait le plus souvent de questions qui se voulaient radicales sur l’homme, sur la fin de l’homme, sur le concept d’homme. Foucault, par exemple, était fameux à ce moment-là pour avoir dit que la figure de l’homme était en train de s’effacer sur le sable… Heidegger, avec une certaine critique ou déconstruction de l’humanisme traditionnel… Artaud, Bataille aussi… Donc, la question de l’homme. Et j’essayais à ce moment-là, tout en partageant beaucoup d’interprétations, de marquer une certaine distance par rapport à toutes ces pensées-là. C’était le moment où le structuralisme était triomphant, c’est-à-dire le plus souvent une pensée qui se voulait non-philosophique, ou méta-philosophique, qui décrétait que la philosophie était terminée, ou en tout cas que le geste nécessaire n’était pas un geste philosophique. C’était le cas de Lévi-Strauss, qui était de formation philosophique mais qui ne voulait pas être philosophe, c’était le cas de Foucault… Tous se méfiaient de la philosophie et mettaient en question l’héritage de l’humanisme.

Bien que beaucoup de ces gens-là se soient défendus d’être structuralistes, quand même, le structuralisme était dominant. Et, en 1966, dans une conférence intitulée « La structure, le signe et le jeu », recueillie dans L’écriture et la différence, j’avais proposé une interprétation générale de ce moment-là. Au fond, la meilleure réponse à votre question serait dans ce texte final où j’essaie d’analyser la scène française à l’égard des fins de l’homme, ainsi que, dans Marges, dans le texte intitulé « Les fins de l’homme ». Dans les deux textes, j’essaie d’analyser les limites de ce moment français, en mettant en question le structuralisme. Bien que j’aie beaucoup de respect pour le travail qui s’est fait sous ce titre du structuralisme, néanmoins j’essayais de mettre en question les présupposés philosophiques du structuralisme, c’est-à-dire l’idée d’emprunter à des sciences constituées, comme par exemple la linguistique ou la biologie, le modèle structural qu’on allait transposer un peu partout. Dans cette conférence que j’ai faite aux États-Unis et qui est recueillie à la fin de L’écriture et la différence, j’essaie de poser des questions qui ont, d’ailleurs, aux États-Unis ouvert la voie de ce qu’on appelle le « post-structuralisme ». Au fond, le « post-structuralisme » a commencé là. C’est donc presque le dernier texte de L’écriture et la différence qui marquait un écart par rapport au structuralisme dominant. Ce n’était pas une critique mais une manière de reformuler les choses.

Puisque vous m’interrogez sur « l’atmosphère » de l’époque, c’était une atmosphère de méfiance à l’égard de la philosophie que je ne partageais pas. J’essayais de marquer à la fois la nécessité de déconstruire la métaphysique mais sans renoncer à la philosophie, sans considérer que la philosophie, c’était « passé ». D’où la difficulté, puisque j’étais et suis toujours dans cette difficulté, ce malaise (que j’assume d’ailleurs, que j’accepte, si l’on peut dire) qui consiste à déconstruire la philosophie sans pour autant la détruire, ni la congédier ou la disqualifier. Sans cesse, je me trouve dans cet entre-deux là.

Naturellement, politiquement, c’était l’époque qui précédait immédiatement le grand soulèvement de Mai 1968. On sentait gronder déjà les prémices de ce qui allait exploser un an après. L’écriture et la différence a été publié au printemps 1967 et c’est au printemps 1968 qu’a eu lieu cette grande explosion, dont je pensais percevoir les prémices dans la scène française et européenne.

Z. N. : Vous aviez deux champs de bataille…

J. D. : J’ai toujours eu deux champs de bataille. Ce que je dis là, et qui concerne cette époque n’a jamais cessé. Au fond, j’ai toujours été pris entre deux nécessités, ou j’essaie de faire droit à deux nécessités qui peuvent paraître contradictoires ou incompatibles : déconstruire la philosophie, penser une certaine clôture de la philosophie, sans pour autant renoncer à la philosophie. Et je reconnais que c’est très difficile, mais, aussi bien dans mes textes que dans mon enseignement, j’ai toujours essayé de faire les deux gestes à la fois, autant que possible.

Z. N. : Ces textes, écrits dans les années 1960, sont présentés aux lecteurs chinois en 2000. Dans l’intervalle, qu’est-ce qui a surtout changé dans les conditions intellectuelles de votre travail ?

J. D. : Pour tenter, là aussi une réponse globale à cette question (et il est évident que dans un entretien on ne peut faire que des choses globales, pour le reste il faut lire les textes), si j’essaie de penser ce qui a changé dans les conditions intellectuelles de mon travail dans ces quarante dernières années, je dirais – et je le dis justement, en particulier, en direction de la Chine – que ça a été l’expérience de l’internationalisation. Non seulement j’ai beaucoup voyagé depuis, enseigné à l’étranger, mais mes textes ont été assez largement traduits, avec, naturellement, une transformation du champ de travail accompagnée par ces traductions. Au fond, même si dès le départ j’étais attentif au phénomène de la langue étrangère, de la multiplicité des idiomes, progressivement, ça n’a cessé de se complexifier.

De plus en plus j’ai écrit en sachant que mes lecteurs, pour l’essentiel, n’étaient pas français. Et je dois dire que je me suis senti de plus en plus marginal en France. C’est-à-dire que les destinataires les plus accueillants, les plus actifs de mon travail se trouvent à l’étranger. Non seulement, comme on l’a souvent dit, aux États-Unis : c’est vrai aux États-Unis, où j’ai beaucoup enseigné, mais aussi dans beaucoup de pays d’Europe. Ç’a été vrai au Japon, où je suis allé plusieurs fois. Et évidemment le fait que jusqu’ici je ne sois jamais allé en Chine ou que les traductions chinoises ou bien n’existent pas ou bien ont été très minimes, est un paradoxe, parce que dès le début, ma référence, au moins imaginaire ou fantasmatique, à la Chine était très importante. Pas nécessairement à la Chine d’aujourd’hui mais à l’histoire, à la culture, à l’écriture chinoise. Et donc, dans cette internationalisation progressive au cours des quarante dernières années, il y avait un manque considérable, dont j’étais conscient, même si je ne pouvais pas y remédier, et c’était la Chine.

Donc ce qui change, dans les conditions intellectuelles de mon travail, c’est que j’ai pensé de plus en plus non seulement aux lecteurs étrangers, mais même aux auditeurs étrangers. Dans mes séminaires, comme vous l’avez remarqué, il y a plus d’étrangers que de Français. Je dois donc être attentif à ce travail de traduction au sens large qui se fait (pas seulement traduction linguistique, mais traduction culturelle, traduction des traditions), et cela a eu probablement un retentissement dans ma manière de penser et d’écrire. Ce qui fait que, quand j’écris, je suis très attentif à l’idiome français (je suis un amoureux de la langue française, et j’essaie presque toujours d’écrire de manière intraduisible, de manière très endettée à l’égard de la langue française), mais néanmoins je pense sans cesse aux traductions : quelquefois en anticipant les choses, quelquefois sans pouvoir anticiper. Par exemple, pour l’anglais ou l’allemand, je vois quelles sont les difficultés : quand j’écris en français, je pense déjà à la traduction. Pour le chinois ou d’autres langues, non, évidemment. Mais je crois que la référence à une destination non française de mon travail est ce qui a été le plus transformé au cours de ces quarante dernières années.

Là évidemment, pour en parler sérieusement, il faudrait parler aussi de l’institution, de la transformation de mon statut institutionnel. Tout au début, quand j’ai commencé à publier, j’étais –comment dire ? – bien et confortablement situé au centre de l’institution française. J’étais assistant à la Sorbonne, les professeurs de la Sorbonne pensaient que j’allais être un des leurs, que j’allais faire une carrière normale. Et puis, à partir justement de cette date-là, 1967 ou 1968, quand j’ai publié des textes sur Artaud, dans Tel Quel, etc., on a commencé à se méfier de moi dans l’université, et il était évident que je ne pouvais plus être reçu et légitimé à l’université comme on le pensait au début. Et moi-même, d’ailleurs, j’ai fait des choix qui me poussaient dans les marges de l’université. Et donc, après ces quatre ans d’assistanat en Sorbonne (1960-64), j’ai été à l’École Normale pendant vingt ans avec un poste extrêmement modeste de maître-assistant. C’est une institution prestigieuse, mais j’y étais marginalisé. Puis, ensuite, on n’a pas voulu de moi à l’université, et donc j’ai été élu ici [à l’École des hautes études en sciences sociales]. Ce qui fait que dans toute ma vie académique, professionnelle, j’ai été un marginal de luxe, si l’on peut dire, puisque j’étais marginal et en même temps dans une institution très confortable, très prestigieuse. Mais le fait est que l’université française n’a pas voulu de moi.

Et peu à peu, cette situation institutionnelle, que j’ai à la fois subie et choisie, a marqué mon travail, elle a marqué ma manière d’écrire. Il est évident que je n’écris pas beaucoup de mes textes comme on écrit dans l’université, bien que, quelquefois, comme vous le savez, il y a des textes qui sont écrits dans une forme très académique, très traditionnelle. Donc, au cours de ces quarante années, j’ai fait coexister des textes très traditionnels dans leur forme, des études sur Husserl, sur Heidegger, sur Hegel, etc., et puis des essais d’écriture beaucoup plus affranchis des modèles universitaires. Donc, là aussi, j’étais pris entre deux normes, si l’on peut dire, entre deux espaces différents et j’ai dû lutter pour ne renoncer ni à l’un ni à l’autre. De même que je disais tout à l’heure : je n’ai renoncé ni à déconstruire la philosophie ni à la philosophie, là je n’ai jamais renoncé ni aux normes universitaires, ni à un type d’écriture qui était une contestation du scénario universitaire. Et là je suppose que, quand vous me traduisez, vous sentez qu’il y a les deux, qu’il y a deux écritures au moins.

Z. N. : Un souci de remise en cause de la notion de « livre » est perceptible dans le déplacement des questions organisant les textes mais aussi dans les propos d’après-coup (par exemple la petite note en fin de livre et l’entretien paru dans Positions). Ce souci du « livre », au moins sous cette forme, peut paraître étrange aux lecteurs chinois en raison de la différence d’arrière-plan culturel (particulièrement théologique). Pouvez-vous dire un mot de cette question, en la replaçant dans le cadre de vos interrogations sur l’écriture et la différence ?

J. D : En effet, dès De la grammatologie, mais il y en a des traces dans L’écriture et la différence, la déconstruction de l’écriture alphabétique et de tout le système de l’écriture s’accompagnait d’une remise en question du modèle du livre, du modèle historique du livre, c’est-à-dire d’une totalité close sur elle-même, sous la forme de la Bible ou de l’Encyclopédie. Et j’ai opposé à ce modèle du livre une écriture je ne dirais pas « fragmentaire », mais une écriture qui ne se rassemble pas sur elle-même dans la forme du livre ou dans la forme du Savoir absolu. Le modèle absolu du livre, c’est la Grande logique ou l’Encyclopédie de Hegel, c’est-à-dire un savoir total qui se rassemble dans un volume, qui « tourne » sur lui-même : c’est ce que veut dire « volume ».

Et d’ailleurs, je dois dire que les modèles techniques d’écriture, de publication, de support aussi, étrangers au livre m’ont toujours beaucoup intéressé. Je pense qu’il y a une culture du livre, qui est liée à l’écriture alphabétique, qui est liée à toute l’histoire de l’Occident et que ce qu’on atteint maintenant, à travers les références à d’autres cultures mais aussi au travers des progrès d’une certaine technologie de la communication, ce sont des modes d’écriture, de communication, de diffusion qui n’ont plus besoin du livre. Mais là encore, je vais répéter ce que j’ai déjà dit deux fois. Je me suis trouvé pris, et j’ai accepté de me trouver pris, dans une contradiction. D’un côté, je dis : le livre est fini – et je l’ai dit dès cette date-là : c’est la fin du livre –, mais en même temps je milite pour qu’on sauve le livre contre de nouvelles technologies qui menacent une certaine mémoire, une certaine culture du livre. Et là j’essaie aussi de faire deux choses contradictoires à la fois : d’accepter les nouvelles technologies, d’accepter tout ce qui vient avec elles comme une chance, mais en même temps de percevoir la menace qui vient de ces nouvelles technologies et donc de lutter, comme je peux, à ma manière, pour qu’on conserve tout ce qui est lié à la culture du livresque. Non seulement la forme du volume, mais aussi le temps de la lecture, la patience de la lecture, l’isolement de la lecture, toutes les vertus qui sont liées à la culture du livre.

J’ai tout le temps été pris – de quoi qu’il s’agisse : de philosophie, de politique, d’éthique – dans la nécessité d’une transaction entre deux impératifs apparemment contradictoires. Toujours négocier, ne pas dire oui ou non, mais à partir d’un endroit où je ne peux pas décider. C’est la question de l’indécidable : je ne peux pas décider pour ou contre le livre, je ne peux pas décider pour ou contre la philosophie. Donc, il s’agit d’un compromis, d’une transaction, de la meilleure transaction possible entre deux nécessités, deux lois finalement contradictoires. Si souvent j’insiste sur le double bind, c’est parce qu’il n’y a de responsabilité à prendre que là où je ne sais pas ce qu’il faut faire, où j’hésite entre deux réponses également nécessaires et pourtant incompatibles entre elles.

Z. N. : Dans Positions, vous avez dit : « J’essaie de me tenir à la limite du discours philosophique »[2]. Vous avez intitulé le livre qui, à bien des égards, prolonge L’écriture et la différence : Marges – de la philosophie. Si la limite entre le philosophique et le non-philosophique est toujours relative et mouvante, comment penser ce qui peut rester la « consistance » ou la continuité (même problématique) du geste philosophique en général ?

J. D : Il est vrai que la limite entre le philosophique et le non-philosophique a sans cesse à être réévaluée ou redessinée. Il n’y a pas une limite stable, claire, entre le philosophique et le non-philosophique. D’une certaine manière, la nature de la philosophie, le mouvement propre à la philosophie, consiste justement à s’emparer de tout l’espace, à ne pas accepter qu’il y ait un dehors de la philosophie. Le philosophe, c’est quelqu’un qui pense que l’espace philosophique n’est pas circonscrit, et que, donc, il n’y a pas de limites. Et il tend, donc, à intégrer, à intérioriser le non-philosophique.

Donc, sans cesse, cette limite qui n’est jamais donnée, il faut à la fois la détecter là où elle s’installe, il faut la voir se déplacer, il faut aussi la déplacer, et cette limite n’étant pas stable (comme vous dites, elle est mouvante), la question se pose de savoir ce qu’est la philosophie. Qu’est-ce qu’on nomme, de façon cohérente, systématique, la philosophie ?

Évidemment, comme nous parlons ici en direction des lecteurs chinois, très souvent j’ai été tenté, et je le suis encore, par l’affirmation heideggérienne selon laquelle, au fond, la philosophie, ce n’est pas la pensée en général, la philosophie est liée à une histoire finie (finie, c’est-à-dire limitée), liée à une langue, à une invention grecque : c’est une invention grecque, d’abord, qui ensuite a subi les transformations de traduction latine, allemande, etc., mais qui est une chose de type européen, finalement, et que, s’il peut y avoir en dehors de la culture occidentale européenne des pensées ou des savoirs qui ont au moins une égale dignité, il est illégitime d’appeler cela « philosophie ». Donc, s’il y a une pensée chinoise, une science chinoise, une histoire chinoise, etc., parler de « philosophie chinoise » est un problème pour moi, tant que, évidemment, cette pensée chinoise, cette culture chinoise n’a pas importé des modèles européens. Quand elle importe des modèles européens, elle devient aussi européenne, en partie européenne. D’où la question du marxisme, du marxisme chinois, etc. Mais je suis tenté de dire, sans aucune espèce de manque de respect à l’égard de cette pensée non-européenne, que ce sont des pensées qui peuvent être très fortes, très nécessaires, mais qu’on ne peut pas les appeler, stricto sensu, « philosophie ».

Alors, quand on essaie de penser, stricto sensu, ce qu’est la philosophie (ce que vous appelez la consistance philosophique), de ce point de vue-là, j’ai essayé assez vite, à la fois dans le sillage de Heidegger, mais aussi un peu à l’écart de Heidegger, d’y voir une reconnaissance, une soumission à l’autorité de ce qui s’appelle en Grec le logos, c’est-à-dire à la fois la raison, le discours, le calcul, la parole – logos veut dire tout cela – et aussi le « rassemblement » : legein, c’est ce qui se rassemble. Donc, l’idée du système. Au fond, l’idée de la consistance systémique, du rassemblement sur soi est liée à l’idée de logos. Naturellement, je n’ai rien contre le système, contre le logos. Mais il faut bien voir que c’est une détermination possible parmi d’autres.

Maintenant, j’ajouterais une petite distinction, c’est qu’il y a plusieurs modes de legein, de « rassemblement », qui ne sont pas nécessairement des systèmes. L’idée de système est une forme particulière de ce rassemblement-là. Il y a eu dans l’histoire de la philosophie un moment, assez tardif, où on a pensé que ce rassemblement avait la forme d’un système, d’un « système philosophique ». Mais même avant ce moment-là, assez tardif, l’idée de logos était à la fois l’idée de raison et de rassemblement, et donc l’idée de présence et de présence à soi. Donc, l’unité ou la continuité du geste philosophique, je l’ai vue dans ce que j’ai appelé le « logocentrisme », c’est-à-dire le fait de rassembler le tout de l’étant, le tout de l’être dans la forme de la présence, sous l’autorité ou en face du logos, ou comme pôle, comme corrélat, du logos.

J’ai essayé de distinguer le logocentrisme du phonocentrisme. Le logocentrisme, c’est, donc, la philosophie comme ontologie, c’est-à-dire comme science de ce qui est. Et la « logie », qu’il s’agisse de l’ontologie ou de n’importe quelle science en « -logie », c’est l’idée d’une rationalité qui rassemble. Et mon sentiment est que, malgré toutes les différences, les ruptures, qui ont eu lieu dans la philosophie occidentale, le motif de l’unité rassemblante (dans son rapport à la raison et au discours), donc le motif logocentrique, a été constant : on le retrouve partout. Et donc, dans tous mes textes, qu’il s’agisse de textes sur Platon, sur Descartes, sur Kant, sur Husserl, sur Heidegger même, j’ai essayé de mettre en évidence cette constance du logos, cette justification par le logos. Et, à un moment donné, j’ai essayé de lier le logocentrisme au phonocentrisme, c’est-à-dire à une culture qui privilégiait la voix. Souvent, les lecteurs ont confondu les deux. Moi, je ne le fais pas. Je pense qu’il peut y avoir du phonocentrisme sans logocentrisme. Il peut y avoir des cultures non européennes qui privilégient la voix, il peut y avoir, je suppose, dans la culture chinoise, des éléments, des aspects de ce privilège de la voix. Bien souvent, l’écriture chinoise m’a paru intéressante dans ce qu’elle avait de non phonétique. Mais il peut y avoir, dans la culture chinoise ou d’autres cultures, un privilège accordé à la voix qui ne soit pas logocentrique.

Z. N. : Mais la philosophie peut-elle être un mode de pensée parmi d’autres ?

J. D. : La philosophie n’est pas un mode de pensée parmi d’autres, au même niveau que beaucoup d’autres. Je crois qu’elle a un privilège et une vocation, une ambition singulière qui est d’être universelle – et il faut tenir compte du fait que la philosophie veut être universelle. Donc, ce n’est pas simplement un discours ou une pensée parmi d’autres. Mais je crois que la philosophie comme telle n’est pas toute la pensée et qu’il peut y avoir une pensée non philosophique, une pensée qui excède la philosophie. Et par exemple, je crois que lorsqu’on veut penser la philosophie, ce qu’est la philosophie, cette pensée n’est pas philosophique. Et c’est ça qui m’intéresse. La déconstruction, c’est, d’une certaine manière, une pensée non-philosophique de la philosophie.

Et on peut étendre cela – ce modèle, cette logique, cet argument – à beaucoup d’autres exemples. Ainsi, si on s’interroge, pour la déconstruire, sur une certaine figure de l’homme, de l’humain ou de la raison. Penser l’homme ou penser la raison, ce n’est pas simplement humain ou rationnel, mais ce n’est pas non plus anti-humaniste ou irrationnel. Chaque fois qu’on pose des questions, comme je le fais, dans un style déconstructif, sur l’origine de la raison, sur l’histoire de l’idée d’homme, les gens m’accusent d’être anti-humaniste, d’être irrationaliste, mais ce n’est pas ça. Je pense qu’il peut y avoir une pensée de la raison, une pensée de l’homme, une pensée de la philosophie qui ne soit pas réductible à ce qu’elle pense, c’est-à-dire à la raison, à la philosophie, à l’homme, mais qui ne soit pas pour autant, non plus, des dénonciations, des critiques ou des rejets. Ce n’est pas une marque de non-respect pour la philosophie que de dire : il y a autre chose à penser et autrement que la philosophie. Et même, pour penser la philosophie, il faut, d’une certaine manière, excéder la philosophie : il faut être, aussi, ailleurs. Et c’est ça qui se cherche sous le mot de déconstruction.

Z. N. : Mais pour penser la philosophie, ne doit-on pas rester dans la logique ou la rhétorique ?

J. D. : Oui et non. J’essaie, quand j’écris et quand j’enseigne, de respecter des normes logiques, de ne pas dire n’importe quoi et d’argumenter, à partir des normes classiques. Mais, en même temps, tout en faisant cela, j’essaie de marquer ce qui excède cette logique. C’est cela la difficulté du geste : de respecter cela même qu’on déconstruit.

Je pense que mes textes sont très logiques dans leur argumentation, même si, à un certain moment, ils disent : on doit avoir le droit de dire ça et le contraire, et donc d’avancer des propositions apparemment illogiques, mais de le faire sur un mode aussi démonstratif que possible. Ce qui fait qu’il m’arrive souvent, dans ce que j’écris ou ce que j’enseigne, d’en arriver à dire des choses qui sont – comment dire ? – irrecevables pour une logique formelle classique, mais que j’essaie de dire pourtant en respectant la logique et même le sens commun. Et c’est ce qui rend les textes difficiles, parce que beaucoup des lecteurs ont envie de se débarrasser de cela en disant : alors, s’il ne croit pas à la vérité ou à la logique, pourquoi va-t-on le croire, lui ? Comment peut-il à la fois dire que la logique a une limite et puis nous demander de suivre la logique de son argument, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est cela la difficulté, ce qui rend les textes difficiles. Il y a plus d’un geste à la fois, ou le geste est toujours oblique ou elliptique, ou tordu… : cela se sent dans l’écriture.

Z. N. : Vous avez aussi dit : « “Déconstruire” la philosophie, ce serait ainsi penser la généalogie structurée de ses concepts de la manière la plus fidèle, la plus intérieure, mais en même temps, depuis un certain dehors par elle inqualifiable, innommable, déterminer ce que cette histoire a pu dissimuler ou interdire, se faisant histoire par cette répression quelque part intéressée » (Positions, p. 15). Mais cette pratique déconstructive n’est-elle pas aussi au service d’un certain intérêt ou d’une certaine intention, c’est-à-dire d’un certain telos caché ? Dans ce cas, qu’est-ce qui légitime ce telos, ou cet « appel » ?

J. D. : Si par telos, vous entendez ce qu’on entend toujours, c’est-à-dire une fin, un accomplissement final, un but organique en quelque sorte, le discours devant s’organiser pour accomplir sa fin (je sais où je vais, je sais ce que je cherche et j’essaie de l’atteindre d’une façon en quelque sorte finalisée), eh bien, je ne crois pas que, de ce point de vue-là, la déconstruction ait un telos. Elle est infinie d’une certaine manière, interminable, elle se déplace ou se transforme dans chaque contexte différent, sans relativisme, mais elle n’a pas de telos. Cela dit, de même qu’on déconstruit – je vous cite – « l’intérêt » qui motive la philosophie, de même je crois qu’il y a des intérêts à la déconstruction. Mais il faut chaque fois essayer d’analyser ces intérêts.

Je ne sais pas quel est l’intérêt général de la déconstruction en général, mais il n’y a pas la déconstruction en général. Il y a des gestes déconstructifs dans des situations culturelles, historiques, politiques déterminées. Et dans chaque situation, il y a une stratégie nécessaire, elle est différente selon le cas, et on doit pouvoir analyser quel est l’intérêt dans ce contexte-là. Il est évident que la déconstruction, que le geste déconstructif ne peut pas être le même pour moi aujourd’hui qu’il était il y a quarante ans, parce que la situation a changé, le champ philosophique a changé, le champ politique a changé, en France et en Europe. Et ça ne peut pas être le même dans une culture chinoise, où la tradition est différente, la mémoire, la langue est différente… Donc, chaque fois, les intérêts sont différents.

Cela dit, y a-t-il un motif, plutôt qu’un intérêt, commun à tous les gestes ou plutôt les événements déconstructifs (la déconstruction n’est pas seulement un geste, ce n’est pas seulement une méthode ou une technique) ? Souvent, je dis : la déconstruction, c’est ce qui arrive, c’est ce qui se passe, elle n’est pas circonscrite dans l’université, et elle n’a pas besoin toujours qu’il y ait un agent qui applique une méthode. Les événements qui transforment la société, qui transforment la technique sont des événements déconstructeurs. En raison de ces événements déconstructeurs, il y a à chaque fois une nouvelle configuration d’intérêts qui se met en jeu. Et il faut, à chaque fois, analyser l’intérêt en jeu, qui, encore une fois, peut être différent aujourd’hui en France de ce qu’il peut être aujourd’hui en Chine, ce qu’il était hier en Chine, ce qu’il sera demain en Chine, n’est-ce pas ?

Mais chaque fois, ce qu’ils ont en commun, c’est qu’il s’agit, d’abord, de se rappeler, c’est-à-dire de faire un acte de mémoire, de savoir d’où nous vient la culture dans laquelle nous vivons, d’où nous vient la tradition, d’où nous vient l’autorité, la norme reconnue. Donc pas de déconstruction sans mémoire, et cela vaut universellement, ça vaut aussi bien pour la culture européenne que pour la culture chinoise. Même si les mémoires sont différentes, chaque fois il faut faire la généalogie de ce qui domine dans la culture d’aujourd’hui. Aujourd’hui, il y a des éléments normatifs, des éléments de consensus, des éléments hégémoniques qui ont une histoire. Eh bien, la responsabilité déconstructive consiste d’abord, autant que possible, à reconstituer la généalogie de cette hégémonie : d’où ça vient, et pourquoi est-ce c’est ça qui a l’hégémonie aujourd’hui ?

Ensuite, autant que possible, naturellement, il faut transformer le champ. C’est pourquoi la déconstruction n’est pas un geste simplement théorique, c’est un geste d’engagement éthique et politique de transformation. Et donc, transformer une situation là où il y a une hégémonie, ça veut dire, naturellement, déplacer l’hégémonie. Ça veut dire se révolter contre l’hégémonie, remettre en question l’autorité. De ce point de vue-là, la déconstruction a toujours été contre la dogmatique, l’autorité, l’hégémonie non justifiées. Ceci est commun à tous les contextes, et au nom de quelque chose qui s’affirme, qui n’est pas un telos, qui est toujours un « oui ». J’insiste souvent sur le fait que la déconstruction n’est pas négative. C’est un « oui », un engagement, un acquiescement.

Alors, à quoi dit-on oui ? C’est très difficile. On dit oui, d’abord à la pensée, à cette pensée qui n’est pas réductible à une culture, à une philosophie, à une religion. On dit oui à la vie, c’est-à-dire à ce qui a un avenir. Oui à ce qui vient. Si on veut transformer les choses, par la mémoire, c’est qu’on préfère la vie à venir à la mort ou à la fin. Donc, il n’y a non pas un telos mais une affirmation inconditionnelle de la pensée, de la vie et de l’avenir.

Z. N. : On ne peut même pas dire qu’il existe un telos méthodologique…

J. D. : Non. Et souvent je dis : la déconstruction n’est pas une méthode. Mais il peut y avoir des règles.

Z.N. : Comme si on retrouvait toujours le geste de faire réapparaître, d’une nouvelle manière, ce que l’on détruit…

J. D. : L’affirmation revient et il y a une récurrence. Je veux garder vivant cela même que je déconstruis. Et donc, ce n’est pas une méthode. Mais il est vrai qu’on peut tirer de tout cela un certain nombre de règles, au moins provisoires. C’est pourquoi la déconstruction, ça peut s’enseigner, même si ce n’est pas une méthode. Il y a un style ou un geste qui s’enseigne parce que ça se répète. Même si ça se répète différemment selon les objets différents, les corpus différents, les contextes différents. Même si la déconstruction n’est pas une méthodologie, il y a des règles de la méthode qui peuvent se transmettre. Et c’est pourquoi il y a un enseignement. C’est pourquoi je critique l’université, et en même temps je suis pour l’université. Je suis pour l’enseignement de la philosophie. Donc, je crois qu’il y a des méthodes, mais la déconstruction n’est pas une grande méthodologie, une grande technologie de la pensée.

Z.N. : Vous avez parlé de l’impérialisme de la théorie en tant que théorétisme dans « Violence et métaphysique ». Le problème du regard en tant qu’élément important pour la métaphysique est ainsi posé. Par ailleurs, dans La voix et le phénomène, c’est une autre primauté, celle de la voix, qui se trouve interrogée. Mais vous avez aussi récemment abordé le problème du « toucher ». Comment cet intérêt nouveau se relie-t-il à ces thèmes plus anciens ?

J. D. : À propos de la théorie, il est vrai que, dans tous les textes que vous évoquez ici, j’ai essayé de mettre en évidence, et par conséquent de déconstruire, une hégémonie d’une part de la voix, de la phonè, et d’autre part du regard. Et j’ai essayé de montrer, dans La voix et le phénomène, que ces deux privilèges ne s’excluent pas. On peut privilégier à la fois le théorique et la voix. C’est ça le logocentrisme ou logophonocentrisme.

Pour dire les choses de manière plus actuelle, puisque cette traduction va paraître à un moment particulier de ma trajectoire, très récemment j’ai pris conscience, à la faveur de ce travail sur le toucher auquel vous faites allusion, du fait que ce privilège du théorique, du theorein, du voir, que Heidegger a souligné, que Blanchot ou moi-même avons aussi souligné, que ce privilège du voir n’était pas incompatible, dans toute la tradition philosophique, avec un privilège du toucher. Et ça a été une découverte pour moi, à travers une relecture de Platon, de Kant, de Husserl, qu’on pouvait articuler ensemble, donc associer, le privilège disons « théorique » ou eidétique et le privilège que j’appelle « haptique », du toucher.

Tous ces intuitionnismes – en latin, l’intuition signifie le regard, donc l’intuitionnisme est toujours l’idée qu’il y a un moment dans la pensée où la chose se donne immédiatement au regard – finalement, pour tous ces penseurs classiques, de Platon à Husserl, s’accomplissaient dans l’haptique, c’est-à-dire qu’il y a toujours dans leurs textes un moment où ce qui se voit se touche, où la plénitude de la connaissance prend la forme du contact. Je cite, dans le livre, beaucoup de textes, où l’on voit que ces penseurs qui, en apparence, ont privilégié le théorique ou l’eidétique, ou même le phénoménologique (c’est-à-dire ce qui apparaît au regard), ont tous simultanément privilégié le toucher, qui est comme le telos de la vision théorique. Et ça, c’est quelque chose dont je n’étais pas conscient, jusqu’à ces derniers mois. Évidemment, ça a beaucoup de conséquences que j’essaie d’élucider dans ce livre, quant à la technique, quant à la praxis… Il m’est difficile d’en parler très vite, mais je me permets de signaler cela : qu’au fond, mon travail le plus actuel concerne le privilège du toucher en tant qu’il est l’accomplissement même, le telos si vous voulez, du privilège de la vue.

Et dans ce livre sur le toucher,[3] j’essaie de montrer que la philosophie à la fois théorique (opticocentrique) et « haptocentrique » correspondait à l’expérience d’un certain corps, marqué par la culture. Il y a le corps grec, bien sûr, mais il y a aussi le corps chrétien. Le livre sur le toucher, qui est un livre sur Jean-Luc Nancy, est aussi un livre sur ce que j’appelle le corps chrétien. Jean-Luc Nancy a un projet qui est celui d’une déconstruction du christianisme. Il s’agirait, et là je suis d’accord avec lui, d’à la fois penser et déconstruire ce corps chrétien, qui commande toute la culture européenne aujourd’hui. Mais la difficulté, c’est que le christianisme est une chose qui a beaucoup de ressources, et c’est toujours au nom du christianisme qu’on est en train de déconstruire le christianisme. Donc, actuellement, c’est ça qui m’occupe beaucoup.

Que doit être le corps ou notre expérience du corps pour que tout ce discours soit tenable ? Autrement dit, qu’est-ce qui est en train de changer dans le corps ? Et ce qui m’intéresse, c’est une espèce de généalogie de grande échelle – car la philosophie, c’est 2500 ans, c’est-à-dire une seconde, ce n’est rien – c’est de penser l’histoire de l’homme, l’histoire de l’hominisation, de la formation de l’homme, de l’animal homme, qui a été conduit, peu à peu, à privilégier la main, le regard, le théorique, l’haptocentrique. C’est pourquoi vous verrez souvent apparaître dans le livre sur le toucher la question de la main et la question de l’hominisation, de la formation de l’humain à partir d’une histoire de la technique. Et de ce point de vue-là, je crois que ce discours-là aurait beaucoup à partager avec une sorte de – je ne dirais pas de matérialisme, car c’est trop compliqué – mais en tout cas avec un certain marxisme : pas forcément un marxisme figé dans un dogme ou un marxisme traduit en discours politique du XXème siècle, mais un esprit du marxisme comme attention à la matérialité, à l’histoire de l’animalité, à l’histoire de la technique surtout. Toutes ces questions sont indissociables de la technique, qu’il faut penser au-delà de Heidegger…

Z. N. : Au moment où vous publiez L’écriture et la différence, la philosophie française donne l’impression d’entretenir une relation particulièrement étroite avec l’expérience littéraire. Votre propre travail est également affecté par des pratiques ou des gestes qui relèveraient, traditionnellement, du « littéraire ». D’où vient cette importance accordée à la littérature ?

J. D. : Il est vrai que, depuis le début, j’ai toujours été attiré, intéressé dans mon travail par l’expérience littéraire. D’ailleurs au début, la question qui m’intéressait était la question : qu’est-ce que l’écriture ? Et plus précisément : comment l’écriture devient-elle écriture litttéraire ? Qu’est-ce qui se passe dans l’écriture pour qu’on passe à la littérature ? Là aussi, je serais tenté de répéter, au sujet de la littérature, ce que j’ai dit de la philosophie tout à l’heure, à savoir que la littérature, ce n’est pas simplement l’art d’écrire en général, ou la poésie.

La littérature est un concept qui a une histoire européenne. Et il peut y avoir de très grands textes de pensée ou de poésie, qui ne soient pas de la « littérature ». Je ne sais pas, par exemple si on peut parler de « littérature » non-européenne. Et je répéterais le même geste que pour la philosophie tout à l’heure. Il peut y avoir de très grandes œuvres écrites, qui ne soient pas ce qu’on appelle « littérature » en Europe depuis, au fond, le XVIème siècle à peu près.

Si je me suis intéressé tellement à la littérature, c’est d’abord parce que c’est toujours une forme d’écriture, c’est ensuite parce qu’il y avait souvent dans certaines œuvres littéraires qui m’intéressaient – pas la littérature en général, mais certaines œuvres littéraires, comme Mallarmé, Artaud, Bataille ou Celan ou Joyce –, il y avait me semble-t-il, souvent, plus de pensée philosophique que dans certaines œuvres philosophiques, et donc plus de force déconstructive que dans les œuvres philosophiques. Donc, souvent je me suis « servi », si on peut dire, de textes littéraires ou de mes analyses de textes littéraires pour développer une pensée déconstructive.

Et puis une troisième raison de mon intérêt pour la littérature, c’est, dans l’histoire européenne de la littérature – histoire très brève au fond, quelques siècles –, le projet d’instituer (puisque la littérature est une institution) un espace où, en principe, sous une forme de fiction, n’importe qui pouvait dire n’importe quoi, avait le droit de dire n’importe quoi, sans être censuré. Naturellement, il y a eu de la censure, mais en principe, l’idée de la littérature implique que l’écrivain a le droit, se voit reconnaître le droit de dire n’importe quoi. Et donc, il y avait une alliance intéressante pour moi entre la littérature et la démocratie, et le droit à parler publiquement, à publier publiquement sans intervention de l’État, sans que l’État puisse limiter ce droit. Même s’il l’a fait en fait, ça a toujours été scandaleux et ressenti comme tel, parce qu’il était dans l’essence de l’institution littéraire que ce droit soit reconnu. Donc, j’ai trouvé que la littérature avait ce lien à l’histoire de la démocratie, à l’histoire du droit, donc aux Lumières, d’une certaine manière, au droit de dire publiquement, qui était intéressant. Même si en fait ce droit n’a pas toujours été respecté, en droit il existait. Il y avait un principe.

Récemment, une autre veine d’intérêt pour la littérature m’a retenu, qui concerne malgré tout, et ça c’est dans le livre Donner la mort que je l’ai un peu développé, la filiation biblique de la littérature. La littérature, comme institution moderne, est une institution séculière, sécularisante, c’est-à-dire en principe libérée de la théologie et de l’église. Mais en fait, je crois qu’elle garde quelque chose de ce dont elle prétend s’émanciper. Il y a quand même en Occident une sacralisation de la littérature. On ne touche pas un texte. Un texte littéraire, une fois qu’il est écrit, est l’objet d’un respect religieux, quelquefois fétichisant. On n’a pas le droit d’y toucher. La traduction, justement, au sens moderne du mot doit être rigoureuse (car il y a aussi une histoire de la traduction : c’est une idée moderne, celle de la traduction rigoureuse), elle implique un respect absolument sacralisant de l’œuvre littéraire. Donc, je crois que la littérature garde une filiation religieuse, même si elle la dénie et, d’une certaine manière, il y a toujours une sorte de scène de pardon : l’écrivain demande pardon à la religion de s’être libéré d’elle, en quelque sorte. Il y a un endettement à l’égard de la religion. J’essaie aussi de m’intéresser à la littérature de ce point de vue-là, dans Donner la mort, par exemple.

Pour toutes ces raisons, la question de la littérature est une question très importante pour moi, pour la déconstruction. Sans parler, naturellement, des enjeux politiques d’aujourd’hui. On sait qu’aujourd’hui les écrivains – les penseurs, mais aussi les écrivains – sont souvent les premières cibles des régimes autoritaires ou totalitaires. Justement à cause de leur liberté de parole, ce sont souvent des écrivains qu’on persécute, qu’on emprisonne, qu’on tue, même. On pourrait prendre des exemples en Algérie et ailleurs. Et c’est pour cela que nous avons fondé, avec quelques amis, en 1994, ce Parlement international des écrivains, qui essaie d’abord d’aider tous ceux qui, étant responsables d’une parole publique, qu’ils soient écrivains au sens strict mais aussi professeurs ou journalistes, etc., sont menacés soit par l’État, soit par des forces dans la nation qui ne sont pas forcément l’État. Nous avons projeté de les aider, en les accueillant dans des villes refuges… Et nous pensons qu’aujourd’hui la littérature, la liberté d’écrire et de parler est un enjeu fondamental dans le monde entier. Donc, c’est aussi une raison de prendre au sérieux la littérature et la cause de la littérature.

Z. N. : Comme il s’agit ici de présenter votre livre en chinois, je voudrais aborder, pour finir, le difficile problème de la traduction. Tout se passe comme si vous faisiez la démonstration constante dans votre travail, à la fois de la nécessité permanente et de l’impossibilité de la traduction. De plus, on peut avoir l’impression que cette impossibilité n’est pas seulement une limite ou un défaut qu’il faudrait combattre, mais qu’elle peut être aussi chez vous le produit d’une stratégie délibérée (on pourrait prendre l’exemple de beaucoup de mots). Pourriez-vous éclairer ce point ?

J. D. : Vous avez raison de me poser cette grande question de la traduction, à la fois parce que ceci devra figurer à l’ouverture d’une traduction très importante pour moi, la traduction en chinois, mais aussi parce que dès le début, la traduction n’a pas été pour moi, et pour la déconstruction en général, une question parmi d’autres : c’est la question.

D’abord parce que la traduction, c’est la question de ce qui se passe entre plusieurs cultures, plusieurs nations, donc ce qui passe les frontières. Et la déconstruction, qui est d’abord une mise en question de l’autorité de l’eurocentrisme, de l’autorité de l’État-nation, évidemment rencontre la question de la traduction. D’autre part, à l’intérieur même de la langue qu’on parle, que je parle par exemple, il y a des problèmes de traduction interne en quelque sorte. Il y a des mots qui ont plusieurs sens, des mots indécidables, et au fond tout au long de mon travail, mon travail a été jalonné d’essais pour penser, dans la langue française ou dans d’autres langues dont j’héritais, des mots qui ont plusieurs sens contradictoires. On pourrait donner comme exemple le pharmakon, qui veut dire à la fois poison et remède, hymen qui veut dire à la fois la protection de la virginité et le mariage, le « supplément » en français qui veut dire à la fois ce qu’on ajoute et ce qu’on remplace, le mot de « différance » avec un « a »… Chaque fois, ces mots-là étaient des mots très difficiles à traduire, voire impossibles à traduire, et qui posaient la question de l’idiome.

Et il m’est arrivé de dire, à un moment donné, que si j’avais une définition à donner de la « déconstruction », je dirais : « plus d’une langue ». Il y a déconstruction, dès qu’on fait l’expérience qu’il y a « plus d’une langue ». Il y a plus d’une langue dans le monde, mais à l’intérieur d’une langue, il y a plus d’une langue. Et donc cette multiplicité linguistique est ce qui occupe ou préoccupe la déconstruction. D’abord, parce que je ne crois pas, simplement, à la différence entre la pensée et le langage. On pense dans une langue, et la philosophie est liée à une langue ou à une famille de langues. Et donc, déconstruire la philosophie, c’est naturellement s’inquiéter des limites qu’une langue assigne à une pensée. Une langue donne des ressources à la pensée et en même temps elle la limite. Donc, il faut penser cette ressource « limitative ».

Et puis, je me suis intéressé à certaines œuvres, je pense à l’exemple de Joyce, où quelquefois un texte est écrit en plusieurs langues dans l’original. Comment faire pour traduire un texte qui comporte en lui-même une multiplicité de langues ? Par exemple, je me suis intéressé, dans un petit texte sur Joyce, à deux mots qui étaient « he war », qui peuvent s’entendre en anglais comme « lui / la guerre », et comme il s’agit de Babel, c’est aussi Dieu, le dieu de la guerre, etc., mais aussi, en allemand, « war » veut dire « était ». Donc, dans le même livre, qui est Finnegan’s Wake, l’unité du mot éclate et se disperse, se multiplie. Et donc, on ne peut pas traduire ça en une seule langue. Il faut garder le fait de la multiplicité des langues.

Je crois que chaque fois que par la déconstruction on se libère, on s’émancipe d’une hégémonie, on remet en question l’autorité impensée d’une langue. Mais en même temps, je crois qu’on ne peut pas ne pas le faire de façon idiomatique. Par exemple, je ne crois pas à une langue universelle, je ne crois pas à un espéranto universel. Par conséquent, quand j’écris, j’essaie d’écrire dans une langue française qui résiste à la traduction. Mais ce qui résiste à la traduction, paradoxalement, appelle la traduction. C’est-à-dire que le traducteur, là même où il rencontre une limite, où il s’aperçoit que c’est difficile à traduire, d’abord doit désirer traduire, comme le texte « désire » être traduit, mais en même temps il doit transformer sa propre langue pour traduire. Et la traduction est une transformation de la langue d’arrivée, en quelque sorte.

Je crois qu’aujourd’hui, étant donné ce qu’on appelle la « mondialisation », c’est-à-dire une ouverture plus grande que jamais, ou plus rapide que jamais, des frontières de la communication, on assiste néanmoins à de nouvelles hégémonies linguistiques. Par exemple l’anglais devient incontestablement, bien qu’il ne soit pas représenté par la population la plus nombreuse du monde – ce pourrait être aussi bien l’espagnol ou le chinois – l’anglais a incontestablement une autorité hégémonique. Donc, je crois qu’il faut, inversement, résister à l’hégémonie en cultivant les idiomes. Non pas parce que l’idiome serait un noyau d’opacité qu’il faudrait protéger, mais il y a dans l’idiome un appel de traduction qu’il faut cultiver, et qu’il faut cultiver de façon non nationaliste. Je voudrais suggérer qu’on peut aimer une langue, et donc la cultiver, cultiver ce qu’elle a d’absolument singulier et intraduisible, sans pour autant traduire cet amour de la langue en chauvinisme ou en nationalisme. Il faut que j’aime ma langue mais parce que je l’aime, que je respecte la langue de l’autre, et que je milite pour sauver des langues. Vous savez qu’aujourd’hui, dans le monde, il y a des centaines de langues qui disparaissent ! Et c’est un appauvrissement considérable. Donc, je crois qu’il faut sauver des langues, d’abord, et pour les sauver, il faut non seulement archiver, mais les rendre vivantes, et donc cultiver l’idiome. Il faut traduire, mais traduire ne veut pas dire assurer une espèce de communication transparente. Il faut écrire d’autres textes qui ont une autre destinée.

Par exemple, je suis persuadé que la traduction chinoise d’un livre, et par exemple de ce livre-ci, ne sera pas simplement le transport d’un contenu, d’abord incorporé dans la langue française, dans la langue chinoise. Ça va être une transformation aussi du corps chinois, et ça va être un autre livre, d’une certaine manière. Même la traduction la plus fidèle est quand même infiniment éloignée, infiniment différente. Et c’est très bien. Donc, la traduction ouvre une nouvelle histoire du texte dans un nouveau corps, dans une nouvelle culture.

Et je suis à la fois persuadé, et je m’en réjouis, que votre traduction soit fidèle et respectueuse, et que, pourtant, elle écrive un texte qui, étant infiniment éloigné du texte français, aura une histoire à lui. Ce sera une autre histoire, un autre livre. Le même mais un autre, dont moi je serai incapable de suivre la destinée, pas plus d’ailleurs qu’on ne peut suivre la destinée de ses propres livres dans sa propre langue. Mais en chinois, je ne sais pas ce que ça va devenir.

Dans mon ignorance, dans mon non-savoir de ce que va devenir cette version chinoise qui sera autre chose qu’une version, néanmoins, je m’en réjouis. C’est ça le « oui » dont on parlait tout à l’heure. Je dis « oui » à l’avenir sans savoir ce que ce sera. Je ne pourrai pas lire ce texte, je ne sais pas comment il sera lu par les Chinois, je ne sais pas ce qu’on en fera dans les universités chinoises. C’est une histoire, un avenir sur lesquels je n’ai aucune prise, aucune véritable perspective, mais que je salue comme une chance. Pas seulement comme une chance pour moi, mais aussi pour ce texte-là. Et c’est de cela que je voulais aussi vous remercier.

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[1] À ce sujet, voir Zhang Ning, « Jacques Derrida’s First Visit to China: A Summary of his Lectures and Seminars », Dao, vol. 2, no. 1 2002, pp. 141-162.

[2] Jacques Derrida, Positions, Paris, minuit, 1972, p. 14.

[3] Jacques Derrida, Le toucher, Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 2000. [Note des éditeurs]

JACQUES DERRIDA – Traditions, transferts, traductions

Jacques DERRIDA, « Traditions, transferts, traductions », Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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Note éditoriale :

Ce qui suit est le texte d’un discours que Jacques Derrida prononça (dans sa version anglaise) à l’ouverture du colloque franco-indien « Traditions-Transferts-Traductions », qui prit place au Collège International de Philosophie (CIPH), à Paris, du 23 au 26 octobre 1985. Le colloque fut organisé dans le cadre de l’Année de l’Inde, et réunit des intervenants et intervenantes dont Gayatri Chakravorty Spivak, Charles Malamoud, Jean-Michel Salanskis, Lata Mani, René Major, Christian Delacampagne, Sylvain Auroux, et bien d’autres. Les documents liés au colloque ainsi que les textes du discours d’ouverture de Derrida (en versions française et anglaise) sont disponibles dans les archives de l’IMEC, dans le dossier 219 DRR 205.3. Les enregistrements sonores de toutes les interventions et discussions qui prirent place durant cette rencontre sont disponibles à l’écoute sur les bornes de l’INA donnant accès à la mémoire orale du Collège International de Philosophie. Durant le colloque, Derrida prononça également une conférence sous le titre « Les coûts de la traduction (La main de Heidegger et les racines indo-européennes) ». La courte introduction (deux pages) de cette conférence se trouve dans le même dossier. Le reste de l’intervention de Derrida fut constitué du texte « Geschlecht II : La main de Heidegger » dans sa quasi-intégralité, ainsi que d’une partie du texte Geschlecht III, publié en 2018 aux éditions du Seuil. Ces matériaux furent extraits du séminaire donné par Derrida en 1984-1985 à l’EHESS : Séminaire Nationalité et nationalisme philosophiques 1. Le Fantôme de l’autre.

Le texte d’ouverture du colloque, que nous publions ici, présente une série de réflexions préliminaires sur la langue, sur l’éthique et la violence de la traduction. Adresse et discours, il documente également l’engagement de Derrida au sein du Collège International de Philosophie, ainsi que son attachement aux motifs de la transversalité, du passage des frontières et de l’hospitalité. Nous remercions chaleureusement Pierre Alferi de nous avoir accordé l’autorisation de publier ce texte dans ce numéro sur la traduction.

Texte retranscrit et introduit par Thomas Clément Mercier.

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Chers collègues, chers amis,

Au moment d’ouvrir ce colloque et de vous souhaiter la bienvenue, au moment de vous dire toute notre reconnaissance, comment pourrais-je passer sous silence le fait que, vous l’avez déjà remarqué, je m’adresse à vous en anglais ?

C’est-à-dire dans une langue qui n’est pas la mienne, mais qui n’est sans doute pas tout à fait la vôtre, ou qui n’est devenue la vôtre, et la mienne, qu’à travers une histoire, des rapports de force, de traduction et de transaction qui sont sans doute au programme de notre colloque.

Comme vous le savez aussi, et mieux que moi, avant moi, si nous avons ceci en commun, à savoir que cette langue anglaise nous soit à tous étrangère, elle ne l’est pas de la même façon pour vous et pour nous. À l’anglais comme langue étrangère et comme medium de traduction, comme tiers entre nous, nous avons un rapport très différent. Comme vous le savez aussi, ce à quoi je touche ainsi en commençant, ce n’est pas un phénomène purement et étroitement linguistique, au sens délimitable de ce mot, comme du mot de traduction. La traduction comporte dans ce cas des transferts de forces, de modèles, des collisions profondes de traditions de pensée, etc. Si l’anglais n’est ni votre propre langue ni une langue étrangère parmi d’autres ; si d’autre part ce medium linguistique s’impose à nous aujourd’hui comme le plus économique et techniquement le plus disponible, cela tient à tout un réseau de données historiques, politiques, économiques, techniques, linguistiques, voire fantasmatiques, qui sont peut-être au centre de notre colloque, en ce lieu où les transferts, au sens de déplacements de forces, de modèles ou de paradigmes, mais aussi au sens psychanalytique, croisent, traversent les langues, quand les traductions sont plus que des traductions, quand elles engagent ou entraînent des traditions de la pensée, de la culture, de la religion, de l’éducation, de la technique, de la politique, de l’existence, de l’être et de l’être-là en général.

On pourra peut-être interpréter comme l’effet d’une première violence ce fait que l’anglais nous soit imposé, à vous comme à nous, et qu’une troisième langue assure en quelque sorte la médiation entre nous. Cette première violence constitue un énorme symptôme sur lequel une réflexion ne manquera pas de s’engager ici, directement ou indirectement, dans ses dimensions philosophique, historico-politique, techno-économico-scientifique, etc. Et cette réflexion ne concernera pas seulement la sédimentation du passé mais les affirmations et les engagements les plus risqués de l’avenir.

En me demandant dans quelle langue, au nom du Collège International de Philosophie, je m’adresserais à vous, je me suis dit que je devrai d’abord écarter la langue et le code de la diplomatie, choisir plutôt la langue et le code de l’hospitalité. La diplomatie, qui par définition compte toujours avec la force, la violence et la duplicité, veut que chacun parle dans sa propre langue pour réaffirmer ainsi son identité et son indépendance nationale, dans un rapport de force dont le tiers interprète est le témoin. Au contraire, le code de l’hospitalité commande que nous parlions la langue de l’autre, et que paradoxalement nous marquions notre dette à l’égard de l’autre en lui faisant ce présent qui consiste à parler dans sa langue, dans la langue de l’autre.

Ces deux codes, celui de la diplomatie et celui de l’hospitalité, paraissent incompatibles. Il faut choisir entre eux.

Or quelle est ici ma situation et celle du Collège International de Philosophie ? Je ne veux pas parler la langue de la diplomatie, la mienne, le français, mais pour m’adresser à vous, je dois me servir d’une langue qui n’est pas non plus celle de l’hospitalité puisque l’anglais n’est pas vraiment, absolument, purement votre langue. Néanmoins, comme l’anglais est aussi votre première langue étrangère, votre seconde première langue (maternelle, paternelle, ou plutôt maternelle in law), il paraissait plus hospitalier de vous souhaiter la bienvenue et de vous remercier de votre présence à travers ce medium qui s’est imposé à vous avant de s’imposer à moi.

Je crois que j’ai déjà abordé, au moins en surface, le lieu où se croisent tous les thèmes de notre colloque dans leurs dimensions linguistiques (la traduction) qui ne se séparent pas des dimensions philosophiques (la tradition de la pensée, de la culture, de la religion) ni des dimensions psychanalytiques, techno-économiques, politico-historiques (le transfert, la loi, la transposition des modèles).

Mais je me demande encore si, en paraissant user de la langue de l’hospitalité, la vôtre, votre langue paternelle ou maternelle in law, je n’ai pas en vérité accumulé les violences. Non pas pour avoir utilisé une fois de plus la langue de l’Empire mais selon un trajet encore plus pervers, peut-être. En effet, pour aller vers l’autre, en proposant de penser et de pratiquer le passage vers l’autre, est-ce que le Collège n’a pas subrepticement défini ce passage (tout autre chose qu’un « passage to India ») dans une langue qui cette fois n’est ni l’anglais ni une des langues de l’Inde, mais quelque chose comme le latin ? En quelque sens qu’on les détermine, le transfert, la traduction, la tradition sont des passages, des pas qui transitent et qui transitent tous selon le sens d’un mouvement ou le mouvement d’un sens commun qui est celui de la traversée, et qui passe par le latin trans, tra, ou inter.

Est-ce que trans se traduit sans reste dans une autre langue, dans toute autre langue, en un seul mot, avec le même réseau sémantique et grammatical ? Est-ce qu’en choisissant de vous proposer ce titre pour ce colloque, je ne vous ai pas imposé en contrebande un idiome latin ? Est-ce que, même en anglais, le TRA de translation, transference, tradition ne fait pas déjà secrètement la loi ? L’unité de TRA se laisse-t-elle traduire sans perte et sans violence dans votre idiome ou plutôt dans vos idiomes car une violence supplémentaire consisterait, je pense, à présupposer une unité de la langue indienne.

Dès lors, TRA, TRANS, avec tout ce qui vient le déterminer (tra-dition, tra-duction, transition, transport, transfert, etc.), c’est pour nous le titre d’une question, d’un nœud de questions plutôt qu’un programme ou une problématique ; c’est une question pour la pensée avant d’être un programme de recherches ou un problème pour la science. Car comme vous le savez, notre colloque doit en principe s’inscrire dans une série de manifestations, comme on dit, qui ont lieu en France dans le cadre de l’année de l’Inde qui a été décidée au plus haut niveau par les gouvernements français et indiens. Vous connaissez aussi les thèmes des autres colloques : Cinéma et technologie de l’image, Coopération industrielle, Aménagement urbain, Planification et gestion de l’énergie. La singularité et l’importance de notre colloque, c’est qu’il ne se réduit à aucun champ déterminé, à aucun programme finalisé, à aucun souci de productivité. Il en appelle à ce que j’appellerai ici faute de mieux la pensée. Or lorsque les gouvernements français et indien ont proposé au CIPH d’organiser et de prendre la responsabilité de cette rencontre, la condition que j’ai alors posée, c’est que le choix de thèmes et des personnes ainsi que les modalités de travail soient laissés sans réserve à la discrétion des chercheurs français et indiens qui travailleraient dans la plus grande autonomie. Cette condition fut acceptée par les deux gouvernements, et elle fut rigoureusement respectée, ce dont je veux prendre acte ici et ce pour quoi je veux rendre hommage à tous ceux qui ont représenté les gouvernements dans la préparation de cette rencontre et nous ont puissamment aidés sans jamais chercher à intervenir dans nos choix.

Quand je vous ai proposé d’intituler ce colloque Tradition, traduction, transfert[1] — ce que je vous remercie d’avoir accepté — j’avais déjà conscience d’abuser et de commettre une première violence, une autre encore, au moment où pourtant je choisissais le motif le plus ouvert, au carrefour de tant d’autres carrefours, croisant de façon économique et elliptique tant de questions philosophiques, linguistiques, politiques, historiques, techniques, scientifiques, économiques. Quelle était cette première et ultime violence pour laquelle je tenais à vous demander pardon ?

C’est la violence de l’hospitalité même. En effet le TRA, le TRANS, l’INTER, toutes ces marques de latinité, dont vous nous direz si on peut les traduire sans dommage dans l’un des mots de vos idiomes respectifs, sont en quelque sorte les noms propres, les actes de naissance puis la signature du Collège International de Philosophie. Au cours de cette brève allocution de bienvenue, je ne décrirai pas cette nouvelle institution qu’est le CIPH. Je n’en raconterai pas l’histoire et les prémisses qui remontent au moins à 1982. Je me contenterai de souligner que cette institution se veut essentiellement INTER-nationale, TRANS-nationale, INTER-scientifique et qu’elle se donne pour mission le passage TRANS-versal entre les langues, les cultures, les traditions et les disciplines. INTER, TRA, TRANS, c’est le lieu et le mouvement, le motif même, la mission et la responsabilité que le CIPH voudrait se donner.

C’est dire l’importance, à nos yeux, du colloque qui s’ouvre aujourd’hui. Ce n’est pas seulement un honneur pour nous que de vous accueillir ici. Sous ce titre (Traditions, Transferts, Traductions) c’est sans doute à ce jour le colloque le plus significatif et le plus important dans l’histoire des colloques organisés par le Collège. Malgré notre désir, nous n’avions pu jusqu’ici avoir de nombreux contacts avec des chercheurs indiens. C’est donc avec enthousiasme que nous avons préparé cette rencontre. Malheureusement, malgré la richesse de la participation indienne et européenne, malgré la présence de tant d’éminents chercheurs indiens venus d’Inde, des USA et de Grande-Bretagne, nous n’avons pu multiplier les invitations à la mesure de nos désirs et de l’immensité du champ de recherche ouvert. Mais aussi bien les dimensions d’un colloque de 4 jours et les conditions d’un vrai travail de recherche et de discussion nous prescrivaient de ne pas dépasser certaines limites. Nous espérons que d’autres rencontres nous permettront plus tard d’étendre nos échanges avec d’autres chercheurs. De même, malgré la diversité des thèmes abordés, des problèmes traités, des perspectives ouvertes, notre travail restera encore limité. Mais j’attire déjà votre attention sur ce fait : bien que, non sans quelque artifice, nous ayons inscrit chaque communication sous l’un des trois titres (Tr.Tr.Tr.)[2], la plupart auraient dû figurer sous les trois, et certains fils conducteurs non nommés comme tels, par exemple la question de la femme, traversent en diagonale, on le vérifiera facilement, l’ensemble des trois journées de travail en séance fermée.

Avant de céder la parole à Charles Malamoud qui a bien voulu présider cette première journée, je voudrais d’abord le remercier. Charles Malamoud, ainsi qu’Olivier Herrenschmidt et Mme Battácharya ont bien voulu nous donner beaucoup de leur temps et de très précieux encouragements et conseils tout au long de la préparation de cette rencontre, depuis plus d’un an. De plus loin, Gayatri Chakravorty Spivak en a fait autant et à tous nous disons notre très chaleureuse et profonde reconnaissance.

Je remercie aussi René Major qui, comme Charles Malamoud et Gayatri Chakravorty Spivak, a accepté de coordonner ces journées et d’en présenter la synthèse le dernier jour.

Notre reconnaissance va enfin à tous ceux qui représentent les institutions sans l’aide desquelles tout cela n’aurait pas été possible : le Comité français pour l’Inde, le Gouvernement indien qui nous a soutenu dans le financement de certains voyages, l’Association Dialogue entre les Cultures en la personne, notamment, de M. Terrac, association qui nous a aussi accordé son soutien tout au long de l’organisation de ce colloque.

Je vous remercie encore, forme des vœux pour les travaux qui vont commencer, et passe la parole à M. Malamoud.

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[1] En fait, le titre de l’événement tel qu’écrit sur les affiches et programmes est « Traditions-Transferts-Traductions ».

[2] Tel dans le tapuscrit.

JACQUES DERRIDA — Terreur et religion. Pour une politique à venir

Jacques Derrida, « Terreur et religion. Pour une politique à venir. Dialogue avec Richard Kearney », traduit par Thomas Clément Mercier, L’à venir de la religion, revue ITER Nº1, 2018

Traduit de l’anglais par Thomas Clément Mercier (CEFRES, Charles University, Prague)

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Note du traducteur

Le texte qui suit est la traduction d’un entretien avec Jacques Derrida, conduit par Richard Kearney à New York le 16 octobre 2001[1]. Cette discussion, menée en anglais et entièrement improvisée, prit donc place très peu de temps après les attentats dits « du 11 septembre ». Inévitablement, la conversation est fortement marquée par son contexte, mais elle ouvre sur des questions plus larges ayant trait au rapport entre violence, politique et religion. Ces questions lui confèrent une actualité qui n’échappera à personne.

De son propre aveu, certains des propos tenus par Derrida dans cet entretien pris sur le vif pourront sembler rapides ou simplificateurs – c’est la loi du genre. Pour les lecteurs qui souhaiteraient approfondir ces notions, j’ai établi une courte bibliographie sélective, qui figure à la suite de l’entretien. Les thèmes abordés ici par Derrida résonnent en effet avec plusieurs de ses publications – au premier chef l’essai Foi et savoir, auquel Derrida se réfère à plusieurs reprises, et qui constitue l’analyse la plus « substantielle » qu’il ait publiée au sujet de « la religion ». Sur un thème similaire, les éditions Galilée ont récemment republié Surtout, pas de journalistes !, qui traite notamment du rapport entre religions et technologies des médias. Pour ceux qui seraient intéressés par les analyses ébauchées par Derrida au sujet du terrorisme et des relations internationales, je recommande vivement la lecture de Voyous, ainsi que les entretiens recueillis dans Le « concept » du 11 septembre (en collaboration avec Jürgen Habermas) – deux ouvrages à mon avis essentiels. Enfin, concernant les questions posées par Derrida au sujet de l’Islam politique, des rapports (coloniaux ou post-coloniaux) entre « monde arabo-musulman » et « Europe », ou telles formules qui semblent verser dans un certain optimisme européen qui paraîtra particulièrement détonnant dans le contexte actuel, je voudrais conseiller la lecture de L’autre cap, et surtout celle d’un texte important, « Fidélité à plus d’un », publié en 1998 dans les Cahiers Intersignes (édités par Fethi Benslama). Ce texte étant pratiquement introuvable aujourd’hui, je me permets d’en citer ici un long extrait – une greffe que l’on pourra lire, au choix, comme une introduction, une ouverture, ou un envoi.

Voici ce que dit Derrida :

À tel moment, m’a-t-il semblé, Hachem Foda fit allusion à une recommandation qu’il appela islamique – et qui, paradoxalement, venait de quelqu’un qui se sépare. C’est au moment de se séparer qu’il est dit : « Ne te sépare pas de la communauté des musulmans (jamâ’a), sois avec le prochain comme musulman. Pour être musulman, il faut être avec les musulmans », etc. […]

« Être-avec les musulmans », si cette injonction vient de quelqu’un qui se sépare, à qui s’adresse-t-elle alors ? à un peuple musulman déjà constitué, avec lui-même déjà rassemblé ? À une nation musulmane à venir ? une nation particulière – ou universalisable ? S’il y a un destinataire supposé de l’adresse, se détermine-t-il déjà comme musulman ? ou le devient-il, le deviendrait-il, le deviendra-t-il pour avoir entendu l’appel ? Au moment où un tel appel se lance ou s’élance, il n’y aurait pas encore d’Islam – ou en tout cas point encore de musulman. L’Islam serait l’avenir, mais alors seulement à venir. Personne ne saurait s’en réclamer comme d’une donnée, nul ne saurait le revendiquer comme le passé d’une lettre scellée, toute prête pour le dogme, l’orthodoxie et le dogmatisme. Et pourtant il ne s’agit pas, bien au contraire, d’effacer le passé ou l’héritage de la lettre au nom de l’avenir, seulement ou plutôt de soustraire ces notions (passé, hérité, héritage, donné, sceau, etc.) à une interprétation courante et dominante : le présent-passé d’une chose disponible et appropriable, un objet manipulable par un sujet, etc. […]

Il y a des Islams, il y a des Europes. Des deux côtés certains discours ne se laissent pas si facilement classer ou accuser. C’est dans cette hétérogénéité que nous devrions peut-être, me semble-t-il, miser les uns et les autres. Non seulement d’un point de vue « politique ».[2]

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ENTRETIEN

Richard Kearney : Au cours d’un entretien avec Dominique Janicaud, publié dans le second volume de Heidegger en France[3], vous expliquiez que la déconstruction maintient une préférence pour la discontinuité plutôt que pour la continuité, pour la « différance » plutôt que pour la réconciliation. Ces deux traits travaillent constamment votre pensée. Je me pose la question suivante : en pratique, que pourrait signifier cette préférence au regard de la crise que traverse notre imaginaire politique ? Dans le sillage du « 11 septembre », beaucoup ont parlé d’un conflit entre l’Occident et l’Islam. En Irlande du Nord, la question du désarmement a fait l’objet de nombreuses négociations. Il y a toujours de multiples tensions entre le Pakistan et l’Inde et, bien sûr, entre Palestiniens et Israéliens.

Instinctivement, je me demande si nous n’avons pas justement besoin de réconciliation dans ces zones du monde. C’est peut-être une question naïve, mais elle est avant tout pragmatique. Ne pourrait-on envisager la rencontre entre une herméneutique de la réconciliation et une déconstruction de la différance ? Et quelles en seraient les conséquences pour repenser des notions telles que l’accord ou la concorde, le consensus et la résolution des conflits ?

Jacques Derrida : C’est une très bonne question. Si je devais répondre d’un mot, je dirais que je n’ai évidemment rien contre la réconciliation, du point de vue politique ou social. Je pense que nous devons faire notre possible pour permettre une réconciliation digne de ce nom et promouvoir la fin de la guerre, l’arrêt des violences, etc. Et puisque vous avez mentionné plusieurs exemples de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, notamment une guerre et un terrorisme qui ne sont ni une guerre ni un terrorisme au sens classique de ces termes, et de nouvelles formes de violence qui remettent en question les vieux concepts de guerre, de terrorisme, et même d’État-Nation, je dirais que dans tous ces cas mon choix politique serait, bien sûr, celui de la réconciliation. Mais celui d’une réconciliation qui ne serait pas simplement l’expression d’un compromis à travers lequel l’autre se verrait refuser sa singularité, son identité, ou son désir – ce qui est précisément toujours le cas. Je serais pour une réconciliation qui ne se réduirait pas à une sorte de « transaction » [« deal »] qui viserait à profiter de l’autre ou à l’exploiter. S’il était possible de mettre en œuvre une réconciliation qui soit juste, je me rangerais bien sûr du côté de la réconciliation. En chaque occasion, mon choix se portera du côté de la vie et non de la mort. Cela dit, dans tous les conflits que vous avez mentionnés, si nous voulons faire justice à chaque camp, je crois qu’il faudrait d’abord reconnaître que toutes les parties concernées pensent agir pour une cause juste. Ceux qui ont détourné des avions le 11 septembre, ou ceux qui ont planifié les attaques à l’anthrax, croient certainement que leurs actions répondent à des provocations antérieures, à des pratiques terroristes initiées par leurs ennemis, par exemple à des actes de terrorisme d’État mis en œuvre par les États-Unis. S’il pouvait y avoir une forme de réconciliation qui mette fin aux violences et exprime un accord réel ou une conviction commune – alors, dans ce cas, pourquoi pas ? Mais je serais beaucoup plus réticent si une telle réconciliation n’était qu’un cessez-le-feu, un prétexte pour que les violences recommencent dès le lendemain, l’un cherchant à nouveau à prouver qu’il est plus fort que l’autre. Aujourd’hui, puisque nous ne pouvons éviter de parler du « 11 septembre », et puisque j’ai beaucoup de mal à commencer un discours ou un débat public sans faire référence aux événements indicibles que l’on nomme par cette date, je dirais que le type de violence est tel qu’il ne pourra y avoir de réconciliation sans que la violence s’arrête.

R. K. : Est-ce une précondition ?

J. D. : Entendons-nous bien : je ne crois pas à l’innocence des États-Unis. Néanmoins, étant donnée la situation, et quelle que soit la nature de leurs intentions, il ne pourra y avoir de réconciliation sans que ce type de violence soit stoppé, que ce soit par des moyens militaires ou policiers. Cela dit, nous n’évoluons déjà plus sur le même terrain. À supposer que nous puissions identifier les auteurs de ces attentats criminels (disons, pour aller vite, ben Laden ou ses partisans), et qu’ils soient capturés ou tués, la situation ne s’en trouvera pas changée. Pour que la réconciliation trouve un terrain favorable, il faudra un changement radical dans le monde – je dirais même qu’il faudrait une sorte de révolution. Une réconciliation digne de ce nom requiert certes que la violence soit contenue par une force militaire ou policière, ou par ce qu’on appelle les forces de maintien de la paix. Mais cela ne suffit pas : il faut un changement de mentalité chez ceux qui sont en position de force.

R. K. : Mais qui est en position de force ?

J. D. : Dans la situation actuelle, les plus forts deviennent les plus faibles, et inversement. Prenez par exemple le cas des armes biologiques – qui d’ailleurs, comme nous le savons, ont d’abord été fournies par les États-Unis. Il suffit de lire, entre autres sources, le livre que Noam Chomsky a consacré aux États voyous[4]. Chomsky rappelle que les États-Unis ont procuré à Saddam Hussein non seulement les techniques, mais aussi les substances servant à produire ces armes. Cela explique les tensions vis-à-vis de l’Irak : les Américains savent que Saddam a les capacités de produire ces armes. C’est pourquoi je disais que je ne crois à l’innocence de personne dans cette affaire. Néanmoins, puisque je me place du côté de la démocratie, de la démocratie à venir, je ne souhaite qu’une chose : que le processus d’une réconciliation radicale, qui suppose une transformation totale de la situation politique, commence par une cessation significative de toutes les violences. Bien que je demeure suspicieux envers les politiques américaines, je crois qu’aujourd’hui les États-Unis n’ont d’autre choix que de se protéger, et de détruire le terrorisme à sa source – une chose terrible, mais inévitable.

Mais revenons à la question de la réconciliation en tant que telle. Car tout ce que je viens de dire ne concernait qu’un seul niveau, celui de la situation politique actuelle. Si l’on parle d’une réconciliation d’un type plus radical, au-delà du politique – car le politique n’est qu’une des strates de notre question – je dirais qu’il ne faut pas suspendre la relation à l’autre, même si c’est au nom d’un certain espoir, d’un salut ou d’une résurrection. J’ai lu le livre admirable que vous avez écrit à ce sujet. Et c’est peut-être une différence entre vous et moi : l’indétermination de la promesse messianique vous laisse insatisfait. Pour aller vite, je dirais que vous, Richard, ne souhaitez pas abandonner l’espoir d’une rédemption, d’une résurrection, etc. – et moi non plus. Mais je soutiendrais que si l’on n’est pas prêt à suspendre toute détermination de l’espoir, alors notre rapport à l’autre redevient économique…

R. K. : Est-ce dû au fait que l’espoir réinscrit le rapport à l’autre dans un horizon d’attente, un certain imaginaire ou une certaine interprétation ?

J. D. : Encore une fois, ceci n’est pas politique. Du point de vue politique, juridique, et peut-être éthique, je suis d’accord avec vous. Mais si j’essaie de penser le rapport à l’autre de la façon la plus rigoureuse, je crois qu’il faut être prêt à abandonner l’espoir d’un retour au salut, l’espoir de la résurrection, voire de la réconciliation. L’acte pur du don et du pardon suppose que nous soyons libérés de tout espoir de réconciliation. Je dois pardonner, s’il est possible de pardonner.

R. K. : Inconditionnellement ?

J. D. : Inconditionnellement, et sans espoir de reconstituer une communauté saine et apaisée. C’est dans cette mesure que la notion de réconciliation reste, je crois, problématique. Bien sûr, si nous négocions entre cette pensée inconditionnelle, absolue, et le conditionnel, alors nous entrons dans le domaine juridique et politique – et là je serais bien entendu en faveur de la meilleure réconciliation possible – réconciliation qui n’en demeure pas moins extrêmement difficile, dans tous les cas. La réconciliation, c’est difficile. Il faut la négocier à travers des transactions, analyser les contextes et les temporalités, et compter avec des imprévisibilités de toutes sortes. Mais là, au moins, nous gardons le sentiment d’un compromis possible. C’est ce qui arrive dans la vie de tous les jours.

R. K. : Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit tout à l’heure, et jouer l’avocat du diable. Vous dites qu’il ne peut y avoir de vraie réconciliation, radicale et digne de ce nom, tant que les violences se poursuivent. Cette formulation me dérange, car elle me rappelle entre autres exemples certaines déclarations d’Ariel Sharon, qui refuse tous pourparlers avec les Palestiniens tant que la paix n’est pas établie, ou celles des unionistes en Irlande du Nord : « Nous ne négocierons pas avec les membres du Sinn Féin tant qu’ils n’auront pas déposé les armes ». Je crois comprendre, bien sûr, votre logique, mais cela ne revient-il pas à exiger l’impossible trop tôt, et à refuser le flou et la confusion caractéristiques de toute situation politique ? Les Palestiniens rechignent à déposer les armes sans condition tant qu’ils n’ont pas d’assurance sur le futur, et ainsi de suite. L’une des positions de la déconstruction est, si je comprends bien, que rien n’est absolument pur : tout est toujours contaminé, composé, ambigu. Par la force des choses, nous ne pourrons jamais atteindre un stade de non-violence pure, et donc une réconciliation digne de ce nom, à moins qu’il y ait compromis. N’est-il donc pas essentiel d’accepter une forme d’accord négocié avant de pouvoir mettre en œuvre une paix parfaite et effectivement non-violente ?

J. D. : Je suis entièrement d’accord avec vous. Et mes propos étaient peut-être simplificateurs. Toute réconciliation, au sens politique du terme, se produit dans un contexte de violence. Mais quand je dis que les États-Unis doivent répondre aux événements du 11 septembre, je n’exclus pas le fait que ces événements ont déjà transformé la situation. D’une part, les États-Unis se sont dits prêts à aider les populations afghanes les plus pauvres en larguant de la nourriture et en fournissant une aide humanitaire ; d’autre part, ils ont relancé des discussions au sujet d’un possible État palestinien. Et vous vous souvenez peut-être de ce que Sharon a déclaré : « Nous ne voulons pas être traités comme la Tchécoslovaquie l’a été ». En 1938, les accords de Munich avaient été conclus au détriment de la Tchécoslovaquie. Sharon redoute, à tort ou à raison, qu’une extension de la coalition occidentale, en quête d’alliés parmi les États arabes, se fasse aux dépens d’Israël. Je ne juge personne, ici. Peut-être les États-Unis font-ils une énorme erreur de jugement. Je ne suis pas en mesure de juger. Et, de toute façon, puisque les informations à la télévision sont soumises à la censure, il est impossible de savoir vraiment ce qui se passe. En fait, ce que je veux dire, tout simplement, c’est que les États-Unis ne pouvaient pas rester impassibles. Impossible de dire : « Let’s wait and see ». Il fallait faire quelque chose, procéder à des représailles ou du moins essayer d’endiguer le terrorisme. Mais en même temps, sans attendre la neutralisation des ennemis et la fin des violences, les États-Unis ont déjà engagé une promesse, au moins, celle de modifier leur politique. Je veux croire que les États-Unis sont en train de se transformer, aussi indirectement que ce soit, bien qu’il faille admettre que les prémisses de cette transformation demeurent très compliquées. Les Américains se demandent : « Pourquoi nous haïssent-ils ? » Il faudra bien qu’ils analysent et comprennent les raisons de cette haine, et qu’ils essaient de la faire changer. J’espère que les alliés européens – il faudra revenir sur la question européenne – exerceront des pressions sur les États-Unis, et que non seulement les États dits occidentaux, mais aussi le monde occidental dans son ensemble changeront leur attitude et leur politique envers les Arabes, ne serait-ce que pour confirmer, par leurs actions, ce qu’ils déclarent officiellement dans leur discours, c’est-à-dire que ben Laden ne représente pas l’Islam ou les Palestiniens. S’ils veulent mettre leurs actions en conformité avec leurs discours, il faudra que les États occidentaux prennent un certain nombre de mesures significatives. Cela ne veut pas forcément dire qu’il y aura un arrêt unilatéral des violences, mais qu’avant cela, et dans la même séquence, il devra y avoir un changement significatif dans leur attitude politique.

R. K. : Poursuivons sur cette question de l’autre, et de l’Europe comme une sorte d’entremetteur entre ledit « Moyen-Orient » et les États-Unis. Votre suggestion, si je la comprends bien, consiste à dire que l’Europe, ayant un rapport plus étroit avec le monde méditerranéen et la culture arabe en général, est plus réceptive à la diversité des cultures islamiques, et aurait donc l’obligation d’essayer de communiquer cette compréhension aux États-Unis, de se faire le médiateur entre l’Orient et l’Occident, en quelque sorte. Quand les citoyens américains se demandent « Pourquoi nous détestent-ils ? », ils cherchent une réponse. Et nous, les Européens, serions en mesure d’aider à « traduire » entre les deux. J’ai tenté de formuler des questions similaires dans mon livre On Stories, dont je dédie une section à la construction des récits nationaux. J’essaie d’analyser la façon dont Rome fut fondée sur la base d’une exclusion des Étrusques. Je montre comment l’identité britannique et l’identité irlandaise se sont constituées l’une par rapport à l’autre à travers une dialectique de l’altérité, et comment les États-Unis ont fondé leur identité, celle d’un nouveau monde, en produisant l’imaginaire d’une altérité – à commencer par les « Indiens », puis en passant par les esclaves, les immigrants, jusqu’à la détermination des « aliens » (je souligne l’obsession américaine concernant les aliens, les extraterrestres). Après le 11 septembre, la une de Newsweek affichait le titre « A Nation Indivisible ». « L’autre » avait encore frappé. Et je crois qu’on a assisté à un besoin immédiat de mettre un visage sur cet autre, de le localiser géographiquement, d’identifier des ennemis à l’extérieur des États-Unis, car il était trop inquiétant d’imaginer que les ennemis puissent venir de l’intérieur. C’est peut-être ce qui explique que la panique liée à l’anthrax a été si traumatisante. Dès que l’autre existe aussi à l’intérieur de la nation, il devient plus difficile de l’imaginer exclusivement « à l’extérieur », hors de soi. Comment cette dialectique opère-t-elle, selon vous ?

J. D. : Il y a là au moins deux ou trois questions. Tout d’abord, un vaste problème – celui, disons, de la « traduction ». L’Europe peut-elle aider à traduire ? Je crois qu’il y a deux façons de voir les choses, deux façons d’estimer la situation. La première, la plus rapide, consiste à se rapporter aux prémisses de la guerre froide. Nous payons encore le prix de la guerre froide, car c’est justement pour cette raison – le fait que les États-Unis avaient un ennemi désigné – que ceux-ci se sont entourés de nombreux alliés non démocratiques. À cause de la situation bipolaire, les États-Unis ont commis toute une série d’erreurs stratégiques effarantes, et celles-ci ont eu un effet boomerang. Aujourd’hui, nous sommes donc confrontés aux conséquences de la guerre froide. N’oublions pas que ben Laden fut entraîné selon le modèle américain.

Mais il faudrait aussi étudier en profondeur l’histoire et les incarnations de l’Islam. Comment se fait-il que cette religion – aujourd’hui l’une des plus puissantes en termes démographiques –, ainsi que les nations qui incarnent ses croyances, n’aient pas partagé avec l’Europe, à travers leur histoire, des choses telles que les Lumières, le développement scientifique, technique et économique ? Ce sont des pays pauvres. Certains Arabes, bien sûr, sont extrêmement riches en vertu de l’industrie pétrolière, mais leurs pays demeurent pauvres en infrastructures. Qu’est-ce donc qui désavantage ces pays économiquement ? Est-ce dû à la religion ? Bon, bien sûr, je suis en train de simplifier les choses pour les besoins de la discussion. Mais pendant des siècles, la chrétienté et le judaïsme se sont associés activement au développement techno-scientifique capitaliste, ce qui n’a pas été le cas du monde arabo-musulman. Ces pays sont restés pauvres, attachés à de vieux modèles politiques, très répressifs, encore plus phallocentriques que les Européens (ce qui n’est pas peu dire). C’est pourquoi je pense que sans une prise en compte de l’histoire longue, sans une nouvelle analyse historique du développement de l’Islam au cours des cinq derniers siècles, nous ne serons pas en mesure de comprendre ce qui se passe aujourd’hui…

R. K. : Dans vos travaux, vous faites souvent référence au monothéisme « judéo-chrétien-musulman », et non seulement « judéo-chrétien ». Vous n’oubliez jamais de préciser cette dernière articulation, ce qui renouvelle et complique le scénario habituel. Il s’agit de rappeler que du point de vue philosophique et religieux, l’Islam partage le même héritage monothéiste – comme l’illustrent par exemple les figures d’Avicenne et d’Averroès. Du point de vue de son origine, l’Islam ne nous paraît pas si étranger, si « alien »…

J. D. : Dans mon court essai Foi et savoir, je pose la question de l’Islam dans son rapport aux autres religions[5]. D’une part, certains opposent le couple judéo-chrétien à l’Islam, mais d’autre part on peut aussi opposer le couple judéo-musulman à la chrétienté. Le motif de la mort de Dieu est un thème chrétien. Ni les Juifs ni les Musulmans ne pourraient prétendre que Dieu est mort. Il y a donc une confrontation entre les trois traditions abrahamiques. Si nous voulons sérieusement analyser ce qui se passe aujourd’hui, nous devons retourner aux origines et interroger ce qui s’est passé depuis le Moyen Âge. Pourquoi, par exemple, alors que le monde arabe a incorporé des savoirs occidentaux, des sciences et des cultures, n’a-t-il pas connu le même développement social et historique que l’Europe ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Mais si nous ne repartons pas de cette période, si nous ne posons pas cette question, nous ne pourrons pas comprendre la situation actuelle.

R. K. : Incluez-vous le bouddhisme et l’hindouisme dans cette analyse ? Il semble que ces religions n’aient pas connu le même type de problèmes.

J. D. : Non. Je ne suis pas certain qu’on puisse les appeler « religions » au sens strict, latin, du terme. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans Foi et savoir, au sujet de la mondialatinisation du terme religion.

R. K. : Peut-être est-ce dû au fait que l’Islam était originellement davantage connecté aux autres monothéismes et à l’Europe. Il semble que la séparation avec l’Occident et l’Europe soit intervenue plus tard. La bataille de Vienne, qui opposa les Ottomans aux Allemands et aux Polonais, eut lieu en 1682[6]. Il n’y a pas si longtemps, l’Islam était au cœur de l’Europe. Les Balkans, l’Espagne, la Grèce – l’Islam, jusqu’à récemment, faisait partie de nous, et nous faisions partie de l’Islam.

J. D. : C’est sans nul doute une grande civilisation, une culture majeure. La question se pose de savoir pourquoi elle n’a pas articulé la possibilité de ce que nous avons défini comme le pouvoir, la techno-science, le capitalisme.

R. K.  : Comment poser cette question en évitant la thèse du choc des civilisations de Huntington[7], qui oppose de façon binaire « l’empire occidental » à « l’empire islamique » ? Comment éviter la réémergence de ces dichotomies dans notre « imaginaire social » ?

J. D. : De nombreux musulmans, de nombreux théologiens expriment le souhait de dissocier l’Islam de ses formes les plus violentes. Il y a le désir de retrouver un Islam qui soit totalement dénué de violence. Cependant, ces différences internes à l’Islam ne peuvent trouver leur essor sans un développement conjoint des institutions politiques, sans une transformation des structures mêmes de la société. Bien sûr, il y aura toujours des penseurs ou des théologiens musulmans qui s’avanceront pour dire : « L’Islam, ce n’est pas ben Laden. » Mais ces individus resteront impuissants tant que le pouvoir sera précisément aux mains de régimes violents et non démocratiques. La situation contemporaine est étrange. Quoi qu’il en soit, je crois au rôle de l’Europe – non pas la vieille question de l’Europe, l’esprit européen, l’Europe de Husserl ou celle de Heidegger, ni même la Communauté Européenne ou l’Europe de Tony Blair –, mais je crois qu’il y a peut-être aujourd’hui en Europe quelque chose comme une possibilité, celle d’une certaine prise de distance vis-à-vis des deux pôles (États-Unis et Islam), et même si cette distance se matérialise dans le cadre d’une alliance avec l’OTAN, il doit y avoir quelque chose en Europe qui puisse éviter ces luttes théocratiques, ce duel théocratique.

Afin d’illustrer ce schéma, je voudrais revenir sur la question de la peine de mort qui, comme vous le savez, m’obsède. Imaginons que ben Laden soit capturé par les États-Unis en tant que combattant étranger ou ennemi d’État. Les États-Unis pourraient alors le juger selon leur propre juridiction, et le condamneraient probablement à mort. Alternativement, serait-il possible que son cas soit transféré devant un tribunal international, dans le cadre des nouvelles juridictions adoptées par l’Organisation des Nations Unies ? Si c’était le cas, ben Laden ne pourrait être condamné à mort, car même si la Cour Pénale Internationale a bien sûr jugé des cas de crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre, elle ne peut prononcer ou appliquer la peine de mort. Ce cas illustre la différence entre, disons, « l’esprit » de l’Europe et celui des États-Unis. Le fait même que la Communauté Européenne ait aboli la peine de mort constitue une différence – une différence réelle, et une différence de principe.

R. K. : Et si, par exemple, les forces britanniques capturaient ben Laden, elles ne pourraient pas l’extrader aux États-Unis.

J. D. : Non, elles ne pourraient ni ne devraient le faire. Ni les forces françaises – il serait impossible d’extrader vers un État qui pratique la condamnation à mort. La question reste de savoir si ben Laden sera tué comme soldat combattant, comme ennemi, ou jugé comme terroriste[8]. Tous ces concepts se voient aujourd’hui ébranlés. Revenons à la seconde partie de votre question, qui concernait la refondation d’une nation unifiée et souveraine. Je suis frappé par l’unité retrouvée des États-Unis. En ce qui concerne l’assimilation, les Afro-Américains sont aujourd’hui considérés comme Américains à part entière, en ce moment du moins, et dans la mesure, bien sûr, où ils s’opposent à ben Laden. Peut-être qu’un jour on considèrera le 11 septembre comme l’occasion d’une refondation des États-Unis. Cela est dû, je crois, au fait que les États-Unis ont été frappés par un ennemi non-identifié – pas un État, ou un individu (ben Laden n’a évidemment pas agi tout seul). Cette attaque est devenue le centre névralgique d’une nouvelle fondation de la nation. L’attentat a restauré la nation ; cette terrible cicatrice a généré un tel réflexe d’auto-défense qu’elle a du même coup entraîné une reconstruction, une économie, une sorte de thérapie, et ainsi de suite. Les Américains se sont réconciliés avec eux-mêmes. Il semble que nous assistions à une réconciliation avec certains immigrants et d’autres groupes sociaux défavorisés. Vous avez certainement vu cette annonce télévisée, dans laquelle des gens issus de tous milieux et de toutes origines déclarent, face caméra : « I am an American ». C’est incroyable, et c’est vrai. On ne peut qu’admirer cette chose formidable – malgré les tragédies, et tous les discours hypocrites, il reste néanmoins une certaine idée de la démocratie. Je n’ai aucun doute à ce sujet. J’étais à Baltimore en 1971, et je me souviens qu’alors la « guerre » menée contre les Noirs [« war with blacks »] était terrible. Il y avait des révoltes dans les prisons, une violence terrible. J’ai bien cru que les États-Unis allaient connaître une véritable révolution. De nombreux militants et des leaders de la communauté noire ont été tués. Le désespoir initial fut immense, mais cette violence n’a pas été vaine. La lutte pour les droits civiques a permis une certaine intégration et un certain progrès. Ça n’est jamais suffisant, bien entendu. Il y a toujours beaucoup d’hypocrisie : par exemple, le racisme est bien présent. Mais malgré tout, on ne peut nier l’idée de ce progrès.

R. K. : Il y a une polarisation à l’œuvre. Une grande partie du monde musulman semble avoir oublié, au niveau des populations, une sorte de fraternité avec l’Occident. De l’autre côté, les États-Unis se sont réconciliés avec eux-mêmes, et la nation américaine semble revivifiée. Il y aurait deux pôles opposés – deux « ennemis complémentaires » qui jouent de leur affrontement et s’appellent l’un l’autre l’« empire du mal » – et de mon point de vue l’Europe serait dans une sorte de position médiane, celle d’une herméneutique de la médiation et de l’imagination. Mais j’ai le sentiment que vous seriez plus réticent à utiliser ces termes : herméneutique, imagination, ou médiation. C’est cette dimension que je mettrais en avant, alors que votre tendance est d’insister davantage sur les brèches, les écarts ou les intervalles. Comme vous, je crois qu’une telle insistance demeure absolument indispensable. Mais on ne doit pas s’arrêter là. S’il y a une différence entre nous, il me semble que c’est avant tout une différence d’accentuation, concernant l’importance attachée à l’une ou l’autre dimension. Je m’en explique dans le quatrième chapitre de mon livre The God Who May Be[9]. Peut-être est-ce dû à mon histoire personnelle, liée à la situation de l’Irlande du Nord.

J. D. : Il nous faudrait consacrer beaucoup de temps à spécifier ces différences. Je crois qu’un acte de médiation est déjà à l’œuvre en Europe. L’Europe est certes majoritairement chrétienne, mais l’Europe en tant que communauté est moins théocratique que les États-Unis. L’Europe est l’alliée des États-Unis, mais elle est plus séculière, plus attentive, plus respectueuse envers la différence que ceux-ci, et dans cette mesure elle pourrait jouer un rôle de médiation – du moins je le souhaite. L’Europe doit exercer des pressions contre les États-Unis. Je suis d’accord avec vous sur ce point. Mais l’Europe n’est pas une entité factuelle, cette soi-disant Europe chrétienne qui serait simplement guidée par la chrétienté – tout cela doit être entièrement réélaboré. Et c’est, je crois, la différence entre vous et moi. Certes, il est peut-être plus facile de penser ce que je mets sous le nom de khôra dans le cadre européen que partout ailleurs dans le monde. Cela peut aussi exister ailleurs, et par exemple aux États-Unis – mais cela aura trait à une certaine dimension « européenne » interne aux États-Unis. Certains penseurs américains œuvrent dans ce sens. Cependant, ce travail ne pourra se faire sans se libérer de Dieu – pas d’un « Dieu-qui-puisse-être » [a God-who-may-be], mais d’un Dieu qui est –, et ceci dans la direction de ce que j’appelle khôra. Quand je dis khôra, je n’exclus rien, mais je me réfère également à une certaine politique de khôra : une absolue indétermination, un fondement sans fondement, mais le seul fondement possible pour une politique universelle au-delà du cosmopolitisme – une politique de l’universel qui ne se confonde pas avec la réconciliation.

R. K. : Il me semble que le « Dieu-qui-puisse-être » [God-who-may-be] que j’essaie de penser pourrait émerger de ce lieu, khôra. Si je devais le situer, je crois que ce serait quelque part à mi-chemin entre le Dieu du messianisme et khôra. Le « Dieu-qui-puisse-être » oscille, et souffre, entre ces deux pôles. Il ne peut être identifié à khôra. J’ai essayé de mettre en œuvre un dialogue avec votre travail et celui de Jack Caputo dans mon livre The God Who May Be. J’ai bien conscience de nos différences concernant la façon de parler de Dieu. Selon moi, c’est un problème herméneutique : comment peut-on imaginer, dire, raconter, ou identifier un dieu sans retomber dans la métaphysique et l’onto-théologie – et sans non plus déclarer « Dieu est khôra ».

J. D. : Je n’ai jamais dit ça.

R. K. : Je sais cela, mais vous voyez bien la problématique…

J. D. : Pour essayer de répondre à ces questions très variées, je vais vous confier mes impressions à la lecture de votre livre, The God Who May Be. Les différences entre nous sont si ténues que je ne pourrais prétendre leur faire justice au cours d’une conversation aussi brève que celle-ci. Ces différences ou ces nuances, minimes et parfois imperceptibles, pourraient se traduire en matière de politique. Mais nous ne devons pas les réduire à cela. Je me sens très proche de tout ce que vous écrivez dans votre livre. Jusqu’à un certain point, là où vous-même définissez rigoureusement la différence si fine qui nous sépare au sujet de la résurrection. Je ne suis pas contre la résurrection. Je crois partager l’espoir qui est le vôtre d’une résurrection, l’espoir d’une réconciliation et d’une rédemption. Mais je… Je crois que, si je veux penser de manière déconstructive, j’ai une responsabilité… Et même si je rêve de rédemption, j’ai la responsabilité de reconnaître et d’obéir à la nécessité qu’il y ait la possibilité d’une khôra plutôt qu’un rapport au Dieu anthropo-théologique de la Révélation. Il me semble que vous, Richard, vous êtes conduit à traduire votre foi en quelque-chose de déterminable, et c’est dans cette mesure que vous devez conserver le « nom » de résurrection. Selon moi, il n’y a de foi que là où l’on abandonne non seulement toute certitude, mais aussi tout espoir déterminé. Si l’on dit que la résurrection est l’horizon de l’espoir, alors on sait déjà ce qu’on appelle « résurrection » – la foi n’est plus une foi pure. C’est déjà une forme de savoir. C’est pourquoi vous considérez parfois que je suis athée…

R. K. : Vous dites : « je passe à juste titre pour athée »[10].

J. D. : Oui, et je soutiendrais qu’il faut être athée de la sorte afin d’être fidèle à la vérité de la foi, à une foi pure. C’est donc une logique très complexe.

R. K. : Dans The God Who May Be, j’ai écrit : « Partout où le religieux heurte ces valeurs, je me définirais comme étant à la recherche de l’amour et de la justice tout court »[11].

J. D. : Moi aussi. Je recherche l’amour et la justice. Non que cela me satisfasse. Cela reste une souffrance.

R. K. : C’est, selon moi, le lieu où se croisent herméneutique et déconstruction, et où les deux peuvent entrer en dialogue. Mon herméneutique diacritique se distingue de celles de Gadamer et Heidegger, et même de celle de Ricœur sous certains aspects. Mais l’une des questions essentielles que j’ai essayé d’aborder et de développer dans The God Who May Be et Strangers, Gods, and Monsters[12] concerne en effet l’interface herméneutique-déconstruction. J’aimerais rappeler une chose que vous avez dite durant les rencontres de Villanova, et dont je me sens très proche. Durant la table ronde, vous avez dit : « Le dieu qui m’intéresserait serait un dieu impuissant [powerless]… ».

J. D. : Tout à fait. Avant tout, laissez-moi vous dire que j’ai trouvé votre livre très puissant ; il est puissant dans son impuissance. Je garde une impression très vive et j’éprouve une grande reconnaissance au regard de ce qui s’est passé entre nous, de l’histoire que nous partageons, et cela depuis près de vingt ans. Votre livre formalise toute une série de questions de façon absolument miraculeuse. Je me suis senti en accord avec vous tout au long de ma lecture – mis à part cette différence minime au sujet du pouvoir, de la puissance du « may ». Ce que vous appelez le « God-who-may-be », le « may-be » (peut-être). Or, on peut comprendre « may » (peut) de deux façons. « I may », ce peut être le « perhaps » (peut-être) ; mais c’est aussi le « I am able to » (je peux, je suis capable) ou « I might » (je peux, je suis autorisé). Le « perhaps » (peut-être) renvoie à l’inconditionnel au-delà de la souveraineté. C’est une inconditionnalité qui suppose un désir d’impuissance plutôt que de pouvoir ou de puissance [power]. Je crois que vous avez raison d’essayer de ne pas nommer Dieu « souverain » ou « tout-puissant » ; vous le représentez au contraire comme le plus impuissant [the most powerless]. La justice et l’amour trouvent précisément leur origine dans cette impuissance. Mais khôra aussi est impuissante – non pas dans le sens de « pauvre » ou « vulnérable ». C’est une impuissance qui signifie simplement le non-pouvoir [no-power]. Pas de pouvoir du tout [No power at all].

R. K. : Peut-on s’agenouiller et prier devant khôra ?

J. D. : Non. Non, c’est précisément la différence. Mais j’ajouterais immédiatement que si l’on prie, si je prie, il faut au moins prendre en considération que c’est khôra qui me permet de prier. Cet espacement [spacing], le fait qu’il y ait cet espacement – un espacement neutre, indifférent, impassible – c’est cela qui me permet de prier. Sans khôra, il n’y aurait pas de prière. Il faut penser que sans khôra, il n’y aurait ni Dieu, ni autre, ni espacement. Néanmoins, on ne peut adresser une prière qu’à quelque-chose ou à quelqu’un. Pour revenir à votre question, je n’ai rien contre toutes ces choses : réconciliation, prière, rédemption, etc. Mais je crois qu’elles ne seraient pas possibles sans l’intervalle ou l’espacement neutre et impassible de khôra : cet « il y a » au-delà de l’être.

R. K. : Qui précède toutes les différences, tout en rendant la différence possible…

J. D. : Oui.

R. K. : Et ceci peut induire une nouvelle politique, un autre genre de cosmopolitisme.

J. D. : Au-delà du cosmopolitisme – car le cosmopolitisme présuppose l’État, la citoyenneté, le cosmos. Khôra ouvre à une universalité au-delà du cosmopolitisme. Dans le futur j’envisage d’examiner les conséquences politiques de la pensée de khôra, ce qui me semble urgent aujourd’hui. Et si un jour nous assistons à une réconciliation entre ces ennemis farouches, ce sera grâce à un certain espace, quelque khôra, un espace mutuel vide qui ne sera ni le cosmos, ni le monde comme création, ni la nation ou l’État, fût-il de dimension globale – mais juste cela : khôra.

New York City, le 16 octobre 2001

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[1] Le texte fut d’abord publié sous le titre « Terror, Religion, and the New Politics », dans Richard Kearney, Debates in Continental Philosophy. Conversations with Contemporary Thinkers, New York, Fordham University Press, 2004. Il fut ensuite republié avec quelques modifications mineures dans le recueil Traversing the Imaginary: Richard Kearney and the Postmodern Challenge, dirigé par Peter Gratton et John Manoussakis, Evanston, Northwestern University Press, 2007. Je tiens à remercier Richard Kearney, John Manoussakis et Peter Gratton pour m’avoir autorisé à traduire et publier cet entretien, ainsi que pour leurs précieux conseils de traduction. Mes remerciements vont aussi à Pierre Alferi.

[2] Jacques Derrida, « Fidélité à plus d’un. Mériter d’hériter où la généalogie fait défaut », Cahiers Intersignes 13 (1998), pp. 228-31.

[3] Dominique Janicaud, Heidegger En France, vol. 2 : Entretiens, Paris, Hachette Littératures, 2005, pp. 116-7.

[4] Noam Chomsky, Rogue States : The Rule of Force in World Affairs, London, Pluto Press, 2000.

[5] Jacques Derrida, Foi et Savoir, Paris, Seuil, 2000.

[6] [Note du traducteur : En fait, le siège de Vienne prit place en juillet 1683, et la bataille décisive eut lieu le 12 septembre.]

[7] Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Simon & Schuster, 1996. Pour la traduction française : Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.

[8] [Note du traducteur : Rappelons que le 2 mai 2011, sous la présidence Obama, les forces spéciales américaines tueront le leader d’Al-Qaïda au cours d’un raid au Pakistan.]

[9] Richard Kearney, The God Who May Be : A Hermeneutics of Religion, Bloomington, Indiana University Press, 2001.

[10] Jacques Derrida, « Circonfession », dans Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991, p. 146.

[11] [Note du traducteur : La phrase de Kearney est difficile à traduire. Voici le passage dont est issue la citation : « Religiously, I would say that if I hail from a Catholic tradition, it is with this proviso: where Catholicism offends love and justice, I prefer to call myself a Judeo-Christian theist; and where this tradition so offends, I prefer to call myself religious in the sense of seeking God in a way that neither excludes other religions nor purports to possess the final truth. And where the religious so offends, I would call myself a seeker of love and justice tout court », dans Richard Kearney, The God Who May Be, pp. 5-6.]

[12] Richard Kearney, Strangers, Gods and Monsters : Interpreting Otherness, London and New York, Routledge, 2003.

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Bibliographie

Chomsky, Noam. 2000. Rogue States: The Rule of Force in World Affairs. London : Pluto Press.

Derrida, Jacques. 1991. L’autre cap. Paris : Minuit.

–––. 1993. Khôra. Paris : Galilée.

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–––. 1998. « Fidélité à plus d’un. Mériter d’hériter où la généalogie fait défaut ». Cahiers Intersignes 13, édité par Fethi Benslama.

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–––. 2003. Voyous. Paris : Galilée.

–––. 2016. Surtout, pas de journalistes ! Paris : Galilée.

Derrida, Jacques, and Jürgen Habermas. 2004. Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori. Paris : Galilée.

Gratton, Peter, et John Manoussakis (dir.). 2007. Traversing the Imaginary : Richard Kearney and the Postmodern Challenge. Evanston: Northwestern University Press.

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Kearney, Richard. 2001. The God Who May Be: A Hermeneutics of Religion. Bloomington: Indiana University Press.

–––. 2003. Strangers, Gods and Monsters: Interpreting Otherness. London and New York: Routledge.

–––. 2004. Debates in Continental Philosophy. Conversations with Contemporary Thinkers. New York: Fordham University Press.


Source photo : le 27 février 2003 au Collège International de Philosophie, à Paris (François Guillot / AFP)