« Tout se passe comme si… »

Appel à contribution

Dans un texte programmatique, et presque testamentaire, L’université sans condition (2001), Jacques Derrida pointe le « comme si » comme un enjeu à part entière de sa pensée. Déjà à l’œuvre dans la structure et la fonction du « supplément » (De la grammatologie, 1967), le rôle du « comme si » se détermine plus précisément au fil des années et des textes (« Économimesis », 1975 ; « Préjugés, devant la loi », 1985 ; « Comme si c’était possible », 1998), et jusqu’aux tous derniers séminaires tenus par Derrida, appartenant au cycle « Questions de responsabilité ».

Le « comme si » n’est ni un nom, ni un concept. C’est une cheville du discours, un syncatégorème. Il n’a ni de signification, ni de référence propres. Ceci lui donne, peut-être, un certain privilège par rapport à des notions voisines telles que celles de métaphore ou de simulacre. Associé dans l’usage courant au domaine de la comparaison et de la fiction, Derrida tient à marquer la portée potentiellement radicale du « comme si » en tant que dispositif philosophique. Il souligne dès lors sa fonction dans la pensée de Kant, où le « comme si » relève de l’analogie, tout en lui donnant un poids particulier. Débordant l’opposition entre nature et liberté, qui est opératoire dans le criticisme kantien, le « comme si » (als ob) renfermerait la puissance d’un « ferment déconstructif » : faisant bousculer cette opposition foncière, le « comme si » déstabiliserait l’organisation de tous les « concepts fondamentaux » et des toutes les oppositions déterminant l’« humanité de l’homme » et le champ dit des Humanités[1].

Or, en la radicalisant, si ce n’est en la prenant au pied de la lettre, la lecture de Derrida imprime un pli supplémentaire à la réflexion kantienne. Derrida repère dans le « comme si » un levier susceptible de déranger les limites classiques du philosophique, au point que les concepts clés avec lesquels la philosophie opère, tels que « sujet », « objet », et même « monde », « présent », ne seraient que des « comme si » : des véritables fictions régulatrices, tout aussi bien infondées que nécessaires pour penser et agir sur le « réel ».

C’est pourquoi le « comme si » derridien n’est pas celui de Hans Vaihinger, le philosophe post-kantien auteur de La philosophie du comme si (1910),ni celui de Sigmund Freud, qui se réfère à cet ouvrage dans L’avenir d’une illusion (1927). Si chez Vaihinger le « comme si » est un moyen de découverte au service de la vérité scientifique, chez Freud il est un moyen d’interprétation des croyances religieuses servant à la conservation de la société. Mais, chez l’un comme chez l’autre, l’emploi du « comme si » se fonde sur une distinction plus ou moins tranchée entre la vérité et la fiction. Leurs pragmatismes respectifs consistent à se servir de la fiction comme opérateur heuristique en vue d’une vérité que l’on ne saurait découvrir directement (Vaihinger), ou dont il faudrait se protéger (Freud). Pour Derrida, le « comme si » ne saurait être au service d’une réalité ou d’une légalité transcendantales. Il s’agit plutôt d’une « fiction logico-rhétorique » qui inscrit la fictionnalité, la spectralité, la phantasmaticité, dans la structure non seulement de tout langage, mais de toute expérience[2]. Il est dès lors la matrice d’une poéticité structurelle qui est à l’œuvre dans tout geste de pensée.

Or tout se passe comme si aujourd’hui, dans notre monde, des puissantes transformations (techno-scientifiques, socio-politiques, économiques, et même cognitives, perceptives) mettaient en cause nombre de concepts fondamentaux et d’oppositions traditionnelles, et d’abord le partage entre le réel et le fictif. Comment, dès lors, le « comme si » peut nous aider à analyser, penser, cet ébranlement qui rend obsolètes tant de catégories acquises, et à y intervenir ? Face à ce manque d’assise, nombreux sont les discours qui prônent un retour aux fondements : néo-réaliste, néo-spéculatif, néo-ontologique, néo-matérialiste, anti-corrélationniste, maints courants philosophiques semblent considérer la généralisation d’une fictionnalité structurelle comme la cause de la crise de notre temps, ou comme son symptôme le plus patent.

Derrida aura pris le contre-pied de cette tendance et avancé les éléments pour résister à de telles pulsions réactionnaires. Tout en signalant qu’on « ne devrait pas céder à une surenchère dans le simulacre et neutraliser toute menace dans ce qu’on pourrait appeler le leurre du leurre, la dénégation de l’événement »[3], il indique également la nécessité de penser à nouveaux frais le partage entre le virtuel et l’actuel, ainsi que le rapport entre le possible et l’impossible : « “Quasi” ou “comme si”, “peut-être”, “spectralité” du phantasma (qui signifie aussi le revenant), voilà les composantes d’une autre pensée du virtuel, d’une virtualité qui ne s’ordonne plus à la pensée traditionnelle du possible (dynamispotentiapossibilitas). Quand l’impossible se fait possible, l’événement a lieu (possibilité de l’impossible). »[4]


Nous invitons les personnes intéressées à nous envoyer à l’adresse revueooo@gmail.com un résumé d’environ 1000 signes au plus tard le 23 juin 2021 (en vue, en cas d’acceptation, de la rédaction d’un article de 30.000 signes maximum, au plus tard le 30 décembre 2021). Le résumé devra être rendu anonyme, les informations de contact et d’affiliation devront être incluses dans un fichier séparé.

Il s’agira d’interroger les modalités du « comme si » à partir de différentes perspectives. Nous indiquons ci-dessous quelques questions à titre de suggestion :

– Quelles sont les conséquences du fait, décisif d’après Derrida, que la structure de cette « fiction logico-rhétorique » joue un rôle fondamental dans la constitution de l’autorité, dans l’exercice du pouvoir, dans la performativité des codes législatifs, dans tout procès de légitimation, dans la structure de tout contrat ?

– Comment penser la modalité du « comme si » dans son rapport à la virtualisation croissante des technologies de la communication et de l’information ? Comment penser la constitution fictionnelle de l’actualité, la contamination de l’actualité par la fiction, le storytelling, etc., sans céder aux diagnostics les plus optimistes ou bien aux critiques moralisantes au sujet de ce qu’on nomme parfois post-vérité ?

– Comment les sciences accueillent-elles ou sont-elles en mesure d’accueillir une pensée du virtuel qui engage à les rapprocher avec des procédés issus de la littérature ? Que désigne-t-on sous le nom de « littérature scientifique » ? Sous la modalité du « comme si », la science-fiction n’influe-t-elle pas sur les développements de la recherche en lui proposant de nouveaux défis ?

– La modalité du « comme si » est traditionnellement associée à la structure des œuvres d’art. Or, comment certains dispositifs – plastiques, littéraires, poétiques, cinématographiques, architecturaux, musicaux, chorographiques… – peuvent-ils rendre compte de façon exemplaire du travail du « comme si » tel qu’il opère dans toute production symbolique, voire dans une production en général ?

– En quoi la déconstruction serait-elle une pensée « quasi-fondationnaliste » ? Comment élaborer la question derridienne du « quasi-transcendantal », compte tenu de la proximité entre le « comme si » et le quasi ?

– Quelle généalogie, quel avenir pour le « comme si », entre Kant et Derrida, et au-delà ?


[1] L’université sans condition, p. 28.

[2] « Comme si c’était possible », p. 510.

[3] Échographies de la télévision, p. 13-14.

[4] « Comme si c’était possible », p. 518.


Giustino De Michele, Marta Hernández Alonso, Alejandro Orozco Hidalgo – Co-rédacteurs : « Tout se passe comme si… », revue ITER N°3