NATALIA S. AVTONOMOVA – Déconstruction et traduction : sur la réception de Derrida en Russie

Natalia S. AVTONOMOVA, « Déconstruction et traduction : sur la réception de Derrida en Russie » , traduit du russe par G. Fondu, Traduire Derrida aujourd’hui, revue ITER Nº2, 2020.

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Natalia S. Avtonomova travaille à l’Institut de philosophie de l’Académie de sciences de Russie, à Moscou.

Il faut saluer l’initiative de la revue ITER : organiser un échange d’expériences entre les traducteurs de Derrida des différents pays. Au cours de mon travail de traduction de De la grammatologie – qui dura quelques années[1] – j’ai souvent regretté ne pouvoir être épaulée par mes camarades, les traducteurs de Derrida dans d’autres langues, de ne pas savoir à quelles difficultés ils faisaient face, comment ils en venaient à bout, s’ils parlaient de tout cela à leurs lecteurs, etc. Chaque sphère culturelle et linguistique réserve un accueil spécifique aux textes de Derrida, selon son expérience historique, conceptuelle et de traduction. Il faut en outre prendre en compte les potentiels décalages temporels entre l’époque de la rédaction des textes originaux et l’époque de leur réception dans une autre culture. Par exemple, entre l’époque de la rédaction de la célèbre triade publiée par Derrida en 1967[2] et leur publication en russe, trente ans, à peu près, se sont écoulés[3]. Sans une étude des différences entre ces lieux et ces époques, les malentendus, voire les aberrations sont inévitables.

Or, dans le cas de la réception de Derrida en Russie – et plus généralement de tous les philosophes occidentaux contemporains –, les décalages sont particulièrement importants et complexes. J’ai déjà eu l’occasion de dire qu’à l’époque soviétique, pendant des décennies, la philosophie occidentale contemporaine, à de rares exceptions près, était tout simplement absente de la sphère du travail intellectuel : les textes n’étaient pratiquement pas traduits et n’étaient discutés que par les rares spécialistes qui s’occupaient de la « critique de la philosophie bourgeoise contemporaine » (et qui avaient souvent plus de tendresse pour leur objet que ne le laisse penser l’intitulé de leur spécialité) ; la rupture, positive, d’avec cette situation de déficit intellectuel qui impacta la traduction n’arriva qu’au début de l’ère post-soviétique[4]. Dans les années 1990, un flot de traductions, sans aucun souci de logique ou de chronologie, déferla sur la scène intellectuelle et engendra un chaos qui laissa les lecteurs tout à fait désorientés. À cette époque, lorsque les passerelles menant à la philosophie occidentale contemporaine s’ouvrirent, l’expérience de la philosophie française contemporaine connut un sort tout particulier. Manifestement, pour toute une série de raisons, la philosophie française contemporaine des années 1960-1980 répondait davantage que d’autres philosophies européennes aux besoins du lectorat russe de cette époque de transition – avec sa nouvelle langue, émancipée, avec son style brillant, elle engendra des réactions esthétiques tout aussi brillantes, basées sur le mimétisme, le jeu et la plongée dans des expérimentations littéraires qui se faisaient parfois au détriment du travail de la pensée. Mais ici, les processus « postmodernistes » se firent jour dans un espace social non dénué de traits « protomodernes », et la lassitude française à l’égard de l’académisme rigide, qui avait disposé les philosophes français aux expérimentations formelles, fut transposée dans un contexte culturel où la formation d’une communauté philosophique professionnelle avait été longtemps entravée par le règne imposé d’un marxisme dogmatique.

Dans un premier temps, Derrida, qui fut peut-être le représentant le plus brillant de la pensée française contemporaine, entra sur la scène intellectuelle russe en compagnie de Foucault, Deleuze, Lacan, Lyotard et – un peu plus tard – de Badiou, Rancière, etc., . Malgré cela, on ne peut pas dire que la réception russe de Derrida fût globalement favorable. Lors de la première apparition de Derrida dans l’espace culturel russe, son nom fut associé à celui d’une figure « pop » brillante, morcelée en « slogans » et offrant le prétexte à toutes sortes de jeux de mots (les sonorités de son nom n’y étaient pas pour rien) et de tchastouchki[5], qui le transformèrent finalement en « marque », sans qu’on ait une idée très claire de la marchandise qu’il y avait sous cette marque, selon l’expression d’un critique. Ni Foucault ni Deleuze n’eurent droit à une telle réception « pop », si massive et si étincelante. Encore au milieu des années 2000, après le décès de Derrida, les sites internet qui lui étaient dédiés témoignaient par exemple du fait que le terme « déconstruction » – qui réfère à une procédure analytique déterminée – était perçu avant tout sur un plan émotionnel. On peut synthétiser les autres exemples qu’offrait le net par les deux phrases suivantes, elles-mêmes tirées d’internet : « c’est le chaos et la déconstruction qui arrivent, en langage simple : le mal » et « ‘déconstruction’ ne se traduit pas en russe ». Alors qui est Derrida ? Une star populaire ou un savant sérieux ? Qu’est-ce qu’il achève ? Qu’est-ce qu’il inaugure ? Qu’est-ce qu’il défend ? Qu’est-ce qu’il renverse ?

La première apparition de Derrida sur le sol russe fut la traduction d’Éperons : les styles de Nietzsche[6], texte difficile et expérimental, à un moment où ses textes classiques plus anciens n’existaient pas pour le lecteur russe puisqu’ils ne parurent que plus tard. Cela produisit une polarisation des réactions émotionnelles – l’agacement ou l’adoration – et un affrontement passionné peu propice au travail conceptuel. Ainsi, la réception de Derrida ne fut pas soutenue par des communautés ou des groupes, comme ce fut le cas de la psychanalyse lacanienne ou de la philosophie de Foucault, des historiens en assurant la réception malgré les désaccords quant aux concepts employés ou l’interprétation des données empiriques. Deleuze fut sans doute durant une bonne dizaine d’années, et il le reste en partie, le « plus aimé » des philosophes français contemporains, peut-être parce qu’il y a chez lui quelque chose de « romantique » et de suggestif, de fascinant et d’« attirant » ; malgré la communauté apparente de certains de ses concepts avec ceux de Derrida, ce dernier maintient toujours avec son lecteur une certaine mise à distance culturelle et critique.

Cette fracture culturelle et idéologique engendre nécessairement la question suivante : comment traduire Derrida ? Comment l’introduire dans la culture russe ? Comment traduire en général ? Je considère que l’issue à la situation de crise générée par l’afflux excessif de nouveaux contenus et le déficit de moyens conceptuels pour les saisir et les élaborer est à chercher dans un travail de traduction qui tente d’en finir avec la spontanéité incontrôlée et de mettre au point une tactique et une stratégie sémantique. Dans ce cadre, je prends pour point de départ une sorte de contre-hypothèse Sapir-Whorf : certes, la langue nous façonne mais nous pouvons aussi, dans une certaine mesure, façonner notre langue, du moins à certaines périodes de son développement lorsqu’elle ne parvient plus à faire face à la pression de nouveaux contenus qu’il est nécessaire d’articuler. La traduction de la philosophie occidentale est d’une grande aide dans ce projet. C’est pourquoi l’une des tâches intellectuelles les plus importantes de l’époque post-soviétique m’a semblé être de façonner – notamment dans et par un processus de traduction – une langue philosophique russe, de créer une terminologie russophone là où elle n’existait pas ou alors avait existé à l’état d’ébauche, certes féconde (comme cela avait été le cas avec la psychanalyse et la phénoménologie dans les premières décennies du xxe siècle), mais néanmoins rejetée de la sphère du travail intellectuel et pratique en même temps que ses objets[7]. Tous les traducteurs ne seront pas d’accord quant à l’importance de cette tâche : pour certains, lorsqu’on traduit des textes étrangers, il est plus important de donner libre cours à son intuition ou de se prêter à de subtils jeux de mots que de faire preuve de réflexivité. Ainsi, certains de mes collègues préfèrent, lorsqu’ils traduisent Derrida, mettre en œuvre ou bien des stratégies ludiques, mimétiques et « non sérieuses » (ainsi de D. Kraletchkine dans sa traduction et son commentaire de L’Écriture et la différence[8]), ou bien, pour employer un vocabulaire technique, un type intuitiviste de traduction (ainsi de V. Bibikhine dans sa traduction des Positions[9] : il traduit les termes à l’instinct, selon la situation, et même les concepts fondamentaux sont rendus de diverses manières, sans que le lecteur puisse les identifier). C’est pourquoi, dans cette situation, j’ai pensé qu’il était indispensable de mettre en avant le facteur conscient, « anti-intuitiviste » du processus de traduction. Comment ai-je procédé concrètement ?

Même s’il ne s’agit pas, bien entendu, de dire que l’intuition est absente, ou peu importante, dans le travail de traduction, j’ai adopté une position qui a exigé de moi une réflexion argumentée sur les termes que j’ai choisis ainsi que leur explicitation pour les lecteurs. Dans ma traduction de De la grammatologie (j’ai déjà traité de cela dans des textes parus en français[10] mais je ne peux pas ne pas le rappeler ici), j’ai ainsi sélectionné une vingtaine de termes fondamentaux que je me suis efforcée de maintenir tout au long du livre tout en expliquant, dans ma préface, les raisons historiques, théoriques et linguistiques de mes choix de traduction. Je mentionnerai ici simplement quelques-uns de ces concepts : « écriture » (pismo) ; « différence », « différAnce » (razlitchié, razlitchAnié) ; « espacement » (razbivka) ; « présence » (nalitchié) ; « supplément, supplémentarité » (vospolnenié, vospolnitelnost’), etc. Dans chacun des cas, il a fallu étudier les autres variantes possibles et, en les comparant, expliquer les critères historiques, culturels et linguistiques qui ont présidé à mes choix : traduire, par exemple, « pis’mo » (et non « pismennost’ »), « razbivka » (et non « spatsializatsïia »), « vospolnenié » (et non « pribavka », « prilojenié » ou tout simplement « soupplement », en translittération russe ou même latine), etc. Aujourd’hui, on me demande parfois si et comment les traductions que j’ai proposées sont entrées dans la langue russe ou du moins dans le discours sur Derrida, ou si elles sont demeurées des inventions ponctuelles. Pour autant que je puisse en juger, un accord progressif s’est dessiné autour de certains termes. Il me semble que le terme « différAnce » est désormais majoritairement traduit par « razlitchAnié », ce que j’avais proposé (même si on trouve parfois « razlitchenié »), alors que je ne connais pas de cas où il soit traduit, comme chez Bibikhine, par « raznost’-raznesenié » (de même que par « ottiajka », « ottiaguivanié » ou tout simplement par la translittération « differans »[11]) ou bien, comme chez Zenkine, par « otlitchié » ou « otlitchenié ». Par ailleurs, le débat que nous avons eu, lui et moi, sur la manière dont il fallait traduire Derrida a suscité un vif intérêt chez de nombreux lecteurs[12].

Dans les dernières décennies, le travail de traduction des principaux travaux de Derrida s’est poursuivi en Russie : on a publié des traductions de La Dissémination, de Spectres de Marx, Marx & sons et de Marges de la philosophie[13]. Parmi les publications de plus petite échelle, je mentionnerai les traductions d’Apprendre à vivre enfin[14], La Bête et le souverain[15] et de fragments de Voyous[16]. On peine pour le moment en Russie à traduire les volumes des « Séminaires » de Derrida mais les discussions de Derrida avec Élisabeth Roudinesco[17] ont paru récemment, ainsi que la remarquable biographie de Derrida écrite par Benoît Peeters[18]. Il y a très peu de livres consacrés à Derrida en Russie et c’est là un contraste énorme avec la véritable « industrie » éditoriale Derrida qui existe aux États-Unis. Des quelques livres parus en Russie au xxie siècle, je mentionnerai surtout le livre du philosophe et psychanalyste Victor Mazine sur la spécificité de l’idée de sujet chez Freud et chez Derrida[19], le livre du philosophe Denis Goloborod’ko sur les conceptions foucaldiennes et derridéennes de la raison[20], et les passages consacrés à la réception et aux traductions de Derrida dans mon propre ouvrage Poznanie i perevod. Opyty filosofii ïazyka [Connaissance et traduction. Expériences de philosophie de la langue] (2008 ; 2016)[21]. Une tendance relativement nouvelle mérite également notre attention, celle qui consiste à confronter Derrida à la culture russe et soviétique et à faire usage de ses concepts pour mieux comprendre ce qu’est l’expérience spirituelle russe et soviétique. Ainsi, Elena Gourko a entrepris de lier certains motifs de la philosophie de la langue de Derrida aux traditions onomatodoxique et symboliste russes[22]. Dans ce cadre, le terme « différAnce » n’est tout simplement pas traduit : l’auteure l’écrit en français et le traite comme un élément d’une langue sacramentelle. V. G. Arslanov, quant à lui, relie l’expérience cognitive de Derrida à certaines tendances de la culture et de l’art soviétiques[23] : par opposition à Derrida, pour qui le monde est clivé par des oppositions qu’il est impossible ni d’accepter ni de synthétiser, il défend la possibilité d’une issue à cette situation. Elle se trouve dans le croisement des différentes traditions culturelles et représente l’alternative proprement russe au postmodernisme. Ces deux lignes visant à connecter Derrida et la culture russe ou soviétique peuvent tout à fait être poursuivies. On peut supposer que les tendances fondamentales, à l’avenir, consisteront à essayer d’appliquer les idées et les pratiques de Derrida aux arts visuels, à l’éthique, à la pensée politique et, bien entendu, à toute la sphère de discussions concernant Marx et le marxisme, qui s’élargit peu à peu.

Une autre voie me semble prometteuse, celle de l’analyse épistémologique des textes de Derrida[24]. En particulier, il serait intéressant de s’en servir pour étudier les objets des sciences humaines, dont le statut gnoséologique est inhabituel et pour lesquels on manque de procédures permettant de les fixer et de les décrire. Parallèlement à cela, on étudiera sans doute la place de Derrida dans l’histoire de la philosophie, notamment la place spécifique qu’il occupe dans la tradition phénoménologique ainsi que l’histoire de ses polémiques avec les représentants d’autres courants. Cela étant, je pense que l’analyse en termes d’histoire de la philosophie exige qu’on lise Derrida dans le texte, alors qu’en Russie, comme dans certains autres pays, on le lit – du fait de l’absence de telle ou telle traduction – en anglais, c’est-à-dire dans une tout autre structure idiomatique.

Ces dernières décennies, on a pu observer une certaine diminution du degré d’émotivité lié à Derrida, et donc un ton plus mesuré dans les discussions. Peut-être cela est-il lié notamment au fait que les passions de la période d’accumulation primitive des valeurs de la philosophie occidentale se sont un peu apaisées, et avec elles les querelles entre ceux qui souhaitaient prendre la tête du mouvement. J’ai, en ce qui me concerne, deux points de repère pour juger de cela : les réceptions de deux de mes travaux, écrits à une décennie d’intervalle. Ainsi, mon dernier grand ouvrage sur Derrida – Filosofskiï ïazyk Jaka Derrida[25] [La langue philosophique de Jacques Derrida] – a donné lieu à des recensions bien plus amicales et apaisées que cela n’avait été le cas, au tournant du siècle, pour ma très longue introduction à De la grammatologie. Les discussions du livre, par exemple à la librairie de Moscou « Kentavr » [Le Centaure], furent en général bienveillantes et même des adversaires endurcis de Derrida et des « postmodernismes en tous genres » ont dit qu’après avoir lu mon livre, ils allaient désormais lire Derrida lui-même. Inversement, les cent pages de mon introduction à De la Grammatologie, dans lesquelles j’essayais d’expliciter et de corriger les décalages historiques, culturels et conceptuels liés à la réception russe de Derrida (cf. supra), avaient perturbé certains critiques par leur pesanteur archaïque tout « soviétique » et leur style peu en adéquation avec les expérimentations conceptuelles de Derrida.

Il est vrai que cette comparaison n’est pas très robuste, dans la mesure où l’esthétique conceptuelle de mes deux textes sur Derrida est tout à fait différente. J’ai écrit la préface à De la grammatologie (dans une lettre, Derrida m’écrivit que Marguerite lui avait lu des fragments de ma préface) de manière tout à fait objective et indifférente, comme si je n’avais jamais rencontré l’auteur ni discuté avec lui et le jugeais simplement d’après ses textes (c’est là, selon Derrida, la démarche spécifique que lui-même adopte envers Rousseau dans De la grammatologie). En revanche, dans Filosofskiï ïazyk Jaka Derrida, j’ai partagé avec les lecteurs quelques moments d’amitié, quelques événements qui me sont chers et pas seulement les résultats de mes recherches. Le premier de ces événements, ce fut lorsque je reçus de Derrida, en 1979, des livres qu’il m’envoya à Moscou (auparavant, je ne pouvais lire ses ouvrages qu’en bibliothèque) ; et le dernier, la séance consacrée aux vingt ans du Collège International de Philosophie, à Paris, au cours de laquelle, sur proposition de Derrida, j’intervins en qualité de modératrice du dialogue entre Derrida et Jean-Luc Nancy ainsi que dans la discussion qu’il eut avec la salle[26]. C’était l’époque où Derrida était déjà très malade.

J’espère avoir réussi, dans mon livre, à mettre le doigt sur le nerf existentiel des conceptions de Derrida, qui constitue son fil rouge sémantique et traverse l’intégralité de son œuvre, sous les formes les plus diverses. Cette question de la langue est à la fois théorique et existentielle : elle est devenue la question principale de sa vie et de sa philosophie. Derrida disait : la langue dans laquelle je vis et que je cultive n’est pas mienne. Le projet de déconstruction est une manière de laisser une trace dans la langue française, adorée mais « étrangère » ; c’est la forme conceptuelle de la résolution d’une épreuve existentielle. Au sein de ce programme, il y eut différentes étapes, et le dispositif s’est modifié plusieurs fois. Le jeune Derrida déconstructionniste et en même temps plus académique, en tout cas dans ses travaux des années 1960, est plus tranchant et catégorique dans les différentes formulations de son programme de lutte contre la métaphysique d’Europe occidentale. Mais avec le temps, en élargissant la déconstruction à d’autres domaines, notamment l’éthique, il inclina de plus en plus vers l’aspect positif, « affirmatif » de la déconstruction ; et dans ses élaborations plus tardives, celles consacrées en particulier à la problématique politico-juridique, il interprète déjà la déconstruction comme la condition positive d’une compréhension des rapports, des actes, des phénomènes et des conditions humaines (en particulier l’hospitalité, la justice, le don, etc.).

Au cours de ces différentes transformations, la question de la langue est demeurée cruciale et, avec elle, la question de la traduction. La possibilité et l’impossibilité de la traduction sont sans doute l’un des exemples les plus frappants d’aporie sans laquelle la pensée humaine, selon Derrida, ne vit pas : l’épreuve des apories constitue le fondement de tout ce qui arrive à l’homme, de toutes les décisions qu’il prend, de toutes les responsabilités dont il se charge. Et ces apories nous conduisent à la nécessité de repenser non seulement l’histoire de la métaphysique européenne mais également les conditions fondamentales de la conceptualité en tant que telle, la pensée conceptuelle elle-même, sur la base de laquelle, d’une manière ou d’une autre, sont nées et se sont développées la science et la culture européennes. L’une des principales apories de l’appareil conceptuel de Derrida, c’est l’aporie de la traduction en tant qu’elle est à la fois « nécessaire et impossible[27] ». La traduction est omniprésente puisque personne ne vit dans une seule langue. Et c’est aussi le cas pour la philosophie : elle est polyglotte et elle est en même temps traductrice, puisque tous les textes philosophiques sont entrelacés d’autres textes. Dans les langues, il n’y a pas de « propriété », rien n’est jamais accaparé par un seul.

C’est pourquoi le thème de mon livre Filosofskiï ïazyk Jaka Derrida [La langue philosophique de Jacques Derrida] n’est pas un hasard. On peut considérer la philosophie de Derrida comme l’un des phénomènes les plus frappants de la tendance au tournant langagier de la deuxième moitié du xxe siècle. On sait depuis longtemps déjà que la philosophie n’existe pas seulement au niveau des idées mais également au niveau de la lettre. C’est une idée familière, en particulier, aux philosophes enclins à travailler sur le signifiant, lorsque, au cours de leur travail, les mots interviennent non pas comme les appuis des concepts mais plutôt comme des obstacles contre lesquels ils se heurtent ou des pièges dans lesquels ils tombent. C’est mon expérience philologique qui m’a poussée à travailler sur la langue philosophique de Derrida, et en particulier au repérage, puis à l’analyse des registres lexico-sémantiques et lexico-syntaxiques de sa langue conceptuelle[28] : cela était nécessaire pour comprendre le fonctionnement de son « système » langagier singulier et les moyens par lesquels il détruit toute systématicité intellectuelle tout en en façonnant une nouvelle, la sienne. Je considère ce travail comme une première étape vers un futur dictionnaire de la langue conceptuelle de Derrida, qui devrait, dans l’idéal, prendre en considération l’expérience de sa traduction dans différentes langues. Bien que le processus de signification soit pratiquement infini et « glissant » chez Derrida, il demeure impossible de saisir le sens de ses concepts si l’on passe à côté de l’analyse des moyens linguistiques qu’il emploie, qu’il s’agisse des termes habituels ou des divers néologismes auxquels il a recours. Pourtant, parmi mes collègues, il y en a peu qui s’intéressent au détail de la langue de Derrida : cela est peut-être dû à la thèse, largement répandue dans les cercles intellectuels russes, du caractère « fasciste » de la langue, empruntée à Barthes, et à l’exhortation, qui va de pair avec elle, à « lutter contre la langue » ou à l’ignorer tout simplement. Pour autant que je puisse en juger, le travail derridien sur la langue, parfois pesant et parfois virtuose, n’est jamais complètement délié du processus d’engendrement et de métamorphose de la pensée, et c’est là sa qualité inestimable.

Comme on le sait, Derrida a fait preuve de beaucoup d’attention, et même d’une certaine piété, pour le travail des traducteurs, en considérant qu’ils étaient « les seuls qui sachent lire et écrire ». Cependant, lors d’une discussion, il me dit une fois qu’il craignait les traducteurs, car ils passent leur temps à relire les textes alors que lui aimerait les modifier, les reprendre, les amender. Mais il était lui-même un traducteur des plus minutieux, de même qu’un théoricien de la traduction. On se rappellera que Derrida, en plein milieu d’une discussion complexe – que ce soit dans ses conférences ou dans ses livres – prend souvent la peine d’ouvrir plusieurs dictionnaires, et de comparer plusieurs traductions de textes philosophiques, de Platon à Heidegger, et se met alors à expliquer qui traduit comment, et pour quelles raisons, tel ou tel passage difficile. Qu’on le comprenne bien ; il ne vérifiait et ne revérifiait pas simplement pour lui-même mais forçait également son lecteur à réfléchir, le contraignant à avoir le souci de la langue et de la précision dans l’expression de la pensée.

En ce qui me concerne, quoique je ne sois pas derridienne et n’utilise pas ses concepts dans mes propres travaux, Derrida est pour moi le plus actuel de tous les penseurs contemporains parce qu’il articule comme personne l’expérience cruciale et douloureuse de la non-identité à soi, c’est-à-dire l’épreuve et la prise en charge des apories en tant que conditions du « sur-vivre ». Je regrette que le tableau de sa réception russe demeure si lacunaire. Pour ce qui est des matériaux pédagogiques concernant sa réception, il me semble, de manière générale, qu’on peut et qu’on doit écrire sur Derrida de différentes manières, et pour des auditoires différents ; pour le faire découvrir au « profane », de petits ouvrages illustrés peuvent s’avérer utiles. Pour aller un peu plus loin, on a besoin de livres destinés à un lectorat large. Quant aux « spécialistes », ils débattront toujours de la bonne manière d’écrire sur Derrida et de la nécessité d’écrire sur Derrida comme lui-même écrivait ou si le temps est venu d’écrire sur lui comme sur n’importe quel autre « classique[29] ». Dans les dernières décennies, il me semble que, sur internet, les émotions ont laissé place à des informations plus utiles. Pour ce qui est du Derrida pop, on publie sur « Wikiquote » toute une série de citations authentiques (quoique parfois apocryphes) de Derrida ; sur les forums ainsi que sur certains sites, on peut voir différentes interventions publiques consacrées à tel ou tel aspect des conceptions de Derrida (les conférences de V. Mazine, d’A. Markov, etc.) ; le service public encyclopédique de Russie met à disposition des utilisateurs quinze définitions de la déconstruction empruntées aux travaux d’auteurs connus ayant écrit sur Derrida, parmi lesquels N. B. Man’kovskaïa, T. K. Kerimov, A. A. Gornykh, M. Maïatski, l’auteure de ces lignes, etc. (https://terme.ru/termin/dekonstrukcija.html) ; le site http://derrida.sitecity.ru/ propose, pour mieux s’orienter, la liste des traducteurs de Derrida ainsi qu’un index de leurs traductions (il s’agit d’Alexeï Garadja, d’Elena Gourko, de Dmitri Kraletchkine, de Victor Lapitski, de Dmitri Ol’chanski, de Mikhaïl Rykline, de Nikolaï Souslov, de Sergueï Fokine, de Natalia Chmatko, etc.)

Pour ce qui est des discussions, il y en a peu. Bien moins que ce qui serait souhaitable. L’une des plus intéressantes concernant la réception de Derrida en Russie demeure la table ronde « Nach Derrida ? » [Notre Derrida ?] (avec le point d’interrogation), organisée par le sociologue A. Magun dans la revue Novoié literatournoié obozrenié [Nouvelle revue littéraire][30]. Il s’agit à l’origine d’un hommage au défunt, qui fut marqué par l’émotion de la perte et des adieux. Cela étant, les positions et avis exprimés lors de la séance conservent leur actualité pour la situation contemporaine. Un groupe de jeunes chercheurs en sciences sociales, parmi lesquels on comptait des philosophes, des sociologues et des historiens (Alexandre Dmitriev, Artiom Magun, Alexandre Skidane, Ilia Koukouline, Denis Goloborodko, Keti Tchoukhrov, etc.) engagèrent un débat sur l’héritage derridien dans le contexte de la pensée russe. Quelle est l’importance de Derrida pour le lecteur russe ? Il a renouvelé « l’horizon théorique », il a « modifié la perspective du savoir contemporain sur l’homme et la culture ». En même temps, les participants à la discussion reconnaissaient que Derrida reste comme absent, et n’est « pas lu ». Pourquoi ? Chacun l’interprète différemment : serait-ce parce qu’aucun accord n’a encore émergé parmi les traducteurs ? Parce qu’on a sottement vu chez lui un « apôtre du relativisme total, qu’on trouve cela positif ou négatif[31] » ? Parce qu’« en Russie la déconstruction de la métaphysique est pratiquement impossible puisque la reconstruction de la métaphysique n’a pas encore eu lieu et qu’on ne sait pas quand elle aura lieu » (Tchoukhrov réfère ici à l’avis de M. Rykline) ?, etc. L’opinion a également été émise que les philosophes et autres chercheurs en sciences humaines considèrent parfois avec méfiance et circonspection sa critique de la métaphysique et des fondements métaphysiques des sciences humaines, car elle compromettrait les fondements de leur discipline. De manière générale, on peut dire que les participants de la discussion étaient prêts à prendre sur eux la responsabilité de la réception à venir de Derrida. C’est désormais leur affaire, leur mission, puisque le bilan de leurs prédécesseurs est si mitigé. Cependant, depuis cette époque, du temps a passé et désormais, en cette fin de la deuxième décennie du xxie siècle, on pourrait demander à ces « jeunes gens » qui sont maintenant « adultes » le bilan qu’ils sont prêts à nous présenter. On ne recevrait sans doute pas de réponse concluante.

Le travail de Derrida, tel que je me le représente, consiste en l’approbation risquée de nouvelles formes d’existence de la philosophie dans toute la multiplicité de ses découvertes langagières. Il a montré, comme aucun autre philosophe, sur la base d’un énorme matériau culturel, tout ce que signifiait la matière langagière et, par conséquent, la traduction pour l’édification de la pensée philosophique. Ainsi, dans l’un de ses derniers livres, on trouve une phrase importante sur le rôle de la traduction pour sauver l’honneur de la raison en Europe et dans le monde. Voici un petit fragment de cette phrase complexe dont l’interprétation mériterait un article entier : l’expérience de la traduction, dit Derrida « prend en charge tout le destin de la raison, c’est-à-dire de l’universalité mondiale à venir […][32] ». Il est question ici du Bassin méditerranéen et du latin, de son « expérience de la traduction », mais ce qui est dit ici vaut pour toutes les régions. L’opiniâtreté du travail de traduction, pour lequel « l’intraductibilité » signifie avant tout la nécessité de traduire et de retraduire encore, permet d’espérer que, malgré toutes les catastrophes, les rapports entre les hommes, les cultures et les philosophies puissent encore être l’occasion de nombre d’événements nouveaux, inattendus et enrichissants. Mais il importe de ne pas oublier que « l’expérience de la traduction » dans son interprétation derridienne – comme aporétique, à la fois « nécessaire et impossible » – demeure l’une des principales conditions de la réalisation du « destin de la raison » dans la vie humaine, et que le traducteur, « fidèle dans son infidélité », est un compagnon, un interlocuteur et un passeur dans ce travail culturel.

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[1] Деррида Ж. О грамматологии / Пер. с франц. и вст. ст. Н.С.Автономовой М.: Ad Marginem, 2000.

[2] Derrida, J., De la grammatologie. Paris, Minuit, 1967 ; Derrida, J., L’Écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967 ; La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967.

[3] Деррида Ж. Письмо и различие / Пер. с франц. под ред. В.Лапицкого. СПб.: Академический проект, 2000 ; То же / Пер. с франц. Д. Кралечкина. М.: Академический проект, 2000 ; Деррида Ж. Голос и феномен и другие работы по теории знака Гуссерля / Пер. с франц. С.Г.Кашиной, Н.В.Суслова. СПб.: Алетейя, 1999.

[4] Avtonomova N., « Derrida en russe », Revue philosophique de la France et de l’étranger, Paris, 2002, n°1, p . 85-92. Cet article a été réédité, avec quelques modifications, dans le volume des Cahiers de l’Herne consacré à Derrida : Avtonomova N., « Paradoxes de la réception de Derrida en Russie (remarques du traducteur) », Cahiers de L’Herne, (Spécial) Derrida, 2004. Cf. également Avtonomova N., « Traduction et création d’une langue conceptuelle russe », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2005, n°4, p. 547-555.

[5] [NdT] Les tchastouchki sont de petits poèmes satiriques, parfois chantés, très souvent vulgaires.

[6] Деррида Ж. Шпоры. Стили Ницше / Пер. А. Гараджи // Философские науки. 1991. № 3-4.

[7] J’avais intitulé mon programme de recherche au Collège International de Philosophie (Paris, 1998-2004) : « La langue russe à l’épreuve de la pensée contemporaine occidentale ».

[8] Je remarque avec plaisir que depuis cette époque, Dmitri Kraletchkine a fait du chemin et réalisé des traductions sérieuses et de haut niveau scientifique de La Dissémination (2007) et des Marges de la philosophie (2012).

[9] Деррида Ж. Позиции / Пер. В. Бибихина. 2 изд. М.: Академический проект, 2007 (1 изд: Киев, 1996).

[10] Cf. notamment Avtonomova N., « Derrida en russe », Revue philosophique de la France et de l’étranger, Paris, 2002, n°1, p .85-92.

[11] Деррида Ж. Позиции / Пер. В. Бибихина. 2007, p. 16 sqq.

[12] « Как переводить Деррида? Философско-филологический спор » [Comment traduire Derrida ? Débat philosophico-philologique] (avec la participation de S. N. Zenkine et de N. S. Avtonomova) // Вопросы философии. 2001. № 7. С. 158-169. Cf. notamment dans le volume: Зенкин С.Н. « Наличие и отличие » [Présence et altérité], p. 158-163 et Автономова Н.С. « Приставка как философская категория » [Le préfixe comme catégorie philosophique], p. 163-169).

[13] Деррида Ж. Призраки Маркса / Пер. с франц. Б.Скуратова под ред. Новикова. М.: Logos-altera, Ecce homo, 2006 ; Деррида Ж. Маркс и сыновья / Пер. с франц. Д. Новикова. М.:Logos-altera, Ecce homo, 2006 ; Деррида Ж. Диссеминация / Пер. с франц. Д. Кралечкина. Екатеринбург: У-Фактория, 2007 ; Деррида Ж. Поля – философии / Пер. с франц. Д.Ю.Кралечкина. М.: Академический проект, 2012.

[14] Деррида Ж. Наконец-то научиться жить. Беседа c Ж. Бирнбомом / Пер. с франц. прим. и послесл. Н.Автономовой // Вопросы философии. 2005. n°4, p. 133-144. Cette traduction a été publiée en annexe de ma nécrologie de Derrida.

[15] Деррида Ж. Тварь и суверен / Пер. с франц. А. Гараджи // Синий диван. Философско-теоретический журнал. М.: Три квадрата. 2008, n°12, 13 et 2010, n° 15.

[16] Деррида Ж. Разбойники / Пер. Д.Калугина под ред. А. Магуна // Новое литературное обозрение. 2005, № 72 (2). p. 31-60.

[17] Деррида Ж., Рудинеско Э. Чего завтра… Диалог / Пер. В. Б. Феркель. Челябинск: Цицеро. 2010.

[18] Петерс Б. Деррида / Пер. Кралечкина. М.: Издательский дом «Дело». J’ai eu l’occasion de participer à une table ronde consacrée à la publication de ce livre. On peut se faire une idée de l’intérêt de la discussion grâce à sa retranscription : https://syg.ma/@shaninka/dierrida-rasshifrovka-diskussii-i-priezientatsii-knighi-bienua-pietiersa .

[19] Мазин В. Субъект Фрейда и Деррида [Le sujet de Freud et de Derrida]. СПб.: Алетейя, 2010.

[20] Голобородько Д. Концепции разума в современной французской философии: Фуко и Деррида [Conceptions de la raison dans la philosophie française contemporaine : Foucault et Derrida]. М.: ИФ РАН, 2011.

[21] Автономова Н.С. Познание и перевод. Опыты философии языка [Connaissance et traduction. Expériences de philosophie de la langue]. 2 изд. испр. и доп. М.; СПб.: Центр гуманитарных инициатив, 2016. С.152-221; 397-453. ( 1 изд. М.: РОССПЭН, 2008).

[22] Гурко Е. Божественная ономатология. Именование Бога в имяславии, символизме и деконструкции [L’Onomatologie divine. Le Nom de Dieu dans l’onomatodoxie, le symbolisme et la déconstruction]. Минск: Экономпресс, 2006.

[23] Арсланов В.Г. Постмодернизм и русский « третий путь » [Le Postmodernisme et la « troisième voie » russe]. М.: Культурная революция, 2007.

[24] Parmi les ouvrages dans lesquels on trouve des traces de cette lecture épistémologique, cf. Керимов Т.Х. Неразрешимости [L’Indécidabilité]. М.: Академический проект, 2007.

[25] Автономова Н. Философский язык Жака Деррида. М,: РОССПЭН, 2011. En annexe du livre, j’ai publié une traduction du chapitre sept de l’ouvrage de Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996. Ce chapitre est en effet spécialement consacré à l’expérience que constituent la langue maternelle et les langues étrangères chez F. Rosenzweig, E. Levinas, H.Arendt et chez d’autres auteurs importants pour Derrida.

[26] On trouvera la trace écrite de tout cela dans : Coll., Les 20 ans du Collège international de philosophie, Rue Descartes, 45/46, 2004/3. Cf. notamment : Jacques Derrida & Jean-Luc Nancy, « Ouverture. Discussion avec la salle », p. 26-55.

[27] Derrida, J., « Des tours de Babel » in Derrida, J., Psyche. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, р. 207-208.

[28] Cf. la troisième section de l’ouvrage, « Как возможна реконструкция деконструкции ? » [Comment peut-on reconstruire la déconstruction], ainsi que les matériaux rassemblés en vue d’un dictionnaire conceptuel de Derrida : Автономова Н.С. Философский язык Жака Деррида. p. 320-433.

[29] Pour ce qui est des différentes traductions d’une seule et même œuvre, nous avons déjà une petite expérience en Russie. Ainsi, en 2000, sont parues coup sur coup deux traductions différentes de L’Écriture et la différence (cf. note 3 du présent article), ce qui s’explique manifestement par les règles fantasques concernant les droits d’auteur à l’ère post-soviétique. Je préfère, en ce qui me concerne, l’édition moscovite réalisée sous la direction de V. Lapitski. Pour une analyse comparée de la terminologie employée dans ces deux livres, je renvoie aux très belles recensions de V. Mazine et A. Ïampol’skaïa: Мазин В.А. Рец. на: «О грамматологии». «Письмо и различие» Жака Деррида»//Новая русская книга, №6 (7), 2001. p. 30-32 ; Анна Ямпольская. Свобода (от) вопроса. Рец. на: Жак Деррида. Письмо и различие. Перевод Д.Ю.Кралечкина. М.: «Академический проект» Москва 2000.

Cf. : :http://www.ruthenia.ru/logos/number/2001_5_6/16.htm. Cela fait malheureusement bien longtemps maintenant que je n’ai pas eu l’occasion de lire des analyses aussi brillantes des traductions de Derrida.

[30] Наш Деррида ? (Анализ рецепции и стратегии перечтения) [Notre Derrida ? (Analyse de la réception et stratégies de relecture] // Новое литературное обозрение. 2005. №72. p. 61-97. À la demande des organisateurs de la table ronde, j’ai rédigé une réponse à la discussion, publiée dans le même numéro de la revue : Автономова Н.С. «Урок письма» // Новое литературное обозрение. 2005. №72. p. 98-102.

[31] Cf. Автономова Н.С. « От языковых экспериментов к анализу апорийных ситуаций (о так называемом ’’постмодернистском релятивизме’’ в концепции Жака Деррида) » [Des expériences langagières à l’analyse des situations aporétiques (sur le prétendu ’’relativisme postmoderniste’’ des conceptions de Jacques Derrida] // Релятивизм как болезнь современной философии [Le relativisme comme maladie de la philosophie contemporaine]. М., 2015. С. 265–298.

[32] Derrida, J., Voyous, Deux essais sur la raison, Paris, Galilée, 2003, p. 168.

ÉLISE LAMY-RESTED – La tradition des Lumières. Quelques pas dans Foi et savoir de Jacques Derrida

Élise LAMY-RESTED, « La tradition des Lumières. Quelques pas dans Foi et savoir de Jacques Derrida », L’à venir de la religion, revue ITER Nº1, 2018.

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1. L’origine de la Lumière : la rencontre de la philosophie grecque et de la Révélation hébraïque

Pour penser cette « tradition des Lumières », il faut tout d’abord revenir à cette première connexion historique énigmatiquement établie par Derrida entre les lumières grecques et la lumière de la révélation.

Pourquoi les Lumières ? Parce que je crois que, pour Derrida, l’ensemble de l’histoire de la philosophie, qui a déterminé les principes de la mondialisation – j’essaierai de montrer comment – est une histoire de la représentation : c’est-à-dire une histoire de l’apparaître ou du phainesthai, terme dans lequel s’entrelacent les racines étymologiques du phénomène et du phantasme. L’histoire judéo-grecque, comme Derrida la désigne dans « Violence et métaphysique »[1], est une histoire qui se fonde sur le jeu entre l’apparaître et le disparaître, le représentable et l’irreprésentable[2]. Tout commence, pourrais-je dire en paraphrasant Derrida, par l’accouplement du judaïsme et de la philosophie grecque ; et cet accouplement, c’est bien dans « Violence et métaphysique » qu’il essaie de le penser. Dans ce texte important de 1964, Derrida se confronte pour la première fois à Levinas, en proposant une lecture critique de Totalité et infini, paru en 1961[3]. Dans cet ouvrage majeur, Levinas tente de comprendre comment l’altérité a finalement été réduite à du même et enfin réinscrite dans la totalité, alors qu’elle est l’infini ou l’extériorité absolue. L’origine de cette réduction, Levinas la saisit dans « la source grecque », selon l’expression de Derrida[4], qui inaugure la theoria (ou la théorie) dont la finalité est d’accéder à la totalité du savoir. La philosophie grecque est pour Levinas ce geste intellectuel et intentionnel qui consiste à se projeter vers une Idée qui est aussi une forme (eidos) que l’on contemple. Autrement dit, la philosophie, dès son origine grecque, n’est en fait qu’une variation de la phénoménologie, c’est-à-dire une philosophie de la représentation. Le savoir théorique qui fait l’objet d’une vision intellectuelle est Lumière. Toute la métaphore filée du soleil et de la lumière, qui court dans les textes de Platon, est inséparable de cette philosophie fondée sur la représentation et qui privilégie le sens de la vue sur tous les autres sens. Ce sens est en effet le sens le plus intangible ou le plus intellectuel, puisqu’il est le seul qui permet de percevoir les objets purs de la pensée et les essences. La métaphysique serait fondée sur ce geste inaugural. Cette lumière grecque n’est donc peut-être finalement pas si éloignée non plus de l’époque des Lumières, qui, en mettant apparemment à distance la métaphysique au nom de la distinction entre la foi et le savoir, n’a fait en réalité que répéter le geste platonicien. Ce geste n’a pas seulement pour effet d’ouvrir une histoire que je pourrais qualifier de « lumineuse » (l’histoire est logos, c’est-à-dire un discours rationnel dont la spécificité est de faire voir), il rend aussi possible le développement des sciences et des techniques. L’Idée fait l’objet d’un savoir, elle est maîtrisée par l’esprit qui se la représente. La totalité, qui a sans doute chez Levinas un sens aussi politique, est cette relation finie qu’un esprit entretient avec l’objet représenté. Dans cette relation, l’autre n’existe plus en tant qu’autre. Devenu simple représentation, il est réduit à du même. Il devient un objet de savoir ou un objet théorique, pour ne pas dire un objet technique. Il serait alors celui qu’on peut manipuler ou éliminer et il aurait perdu tout ce qui fait de lui un Autre : le fait qu’il soit inappropriable, inindentifiable, irreprésentable. Pour contrer cette violence que toutes les déclinaisons de la métaphysique ont fait subir à l’Autre en le réduisant à du même ou à un objet de savoir, Levinas en appelle à l’éthique qui serait celle du Judaïsme. Dans le Judaïsme, l’Autre se soustrait définitivement au regard. Il est l’extériorité absolue et infinie. L’Autre résiste infiniment à son inscription dans l’espace ou dans la totalité. Autrement dit, il excède la theoria et ne se présente jamais dans les limites des catégories ou des concepts. Levinas voudrait ainsi penser, contre la philosophie de la lumière grecque qui est essentiellement violence, une philosophie ou une pensée de la fécondité et de la générosité, qui échappe à la lumière et dont le telos serait la non-violence. Cette philosophie éthique d’inspiration judaïque pense la rencontre avec l’Autre à partir d’une parole, peut-être poétique, qui est d’abord une adresse. De l’Autre, on fait l’expérience par l’ouïe et sans doute aussi par le toucher, car s’adresser à l’Autre, c’est aussi – en un certain sens – être touché. Faire l’expérience de l’Autre, c’est donc simultanément faire l’expérience de sa passivité : il faut pouvoir accueillir l’Autre en soi. Si l’Autre est expérience, cela implique bien qu’il soit aussi présence, mais une présence sans commune mesure avec celle de l’objet conscient perçu par un regard tout intellectuel. L’Autre qui me fait face ici-maintenant et dont je contemple le visage exprime l’Altérité infinie. Le face-à-face avec l’Autre « Levinas l’appelle religion »[5]. L’éthique lévinassienne réhabilite donc, contre l’intellectualisme grec, un « empirisme radical » qui serait lui-même délié de son appartenance à la métaphysique. La pensée éthique de Levinas est la pensée du tout Autre et doit être pensée tout autrement, c’est-à-dire sans référence à la métaphysique de la présence qui traverse l’histoire de la philosophie de Platon à Heidegger. Car même si ce dernier a prétendu s’en arracher, il y reste, selon Levinas, enfermé : la pensée de l’Être reste une pensée métaphysique qui manque essentiellement l’éthique. L’Être, en effet, quelle que soit la compréhension qu’en ait Heidegger, reste le verbe qui est à la source de toutes les prédications, c’est-à-dire à la source de tous les énoncés de connaissance, bref à la source de l’articulation du logos. En faisant ressurgir le sens caché de l’Être et du logos, Heidegger n’aurait fait que dévoiler l’origine de la violence de la métaphysique sans s’en être lui-même dégagé. En pensant à partir de l’Autre, Levinas propose enfin de réentendre l’histoire non comme une histoire du sens mais comme un messianisme ouvert sur l’infini.

Selon ce point de vue, on ne voit pas bien comment il serait alors possible à Derrida d’accoupler la lumière grecque au judaïsme qui a très fortement inspiré Levinas. L’une et l’autre semblent même totalement opposés, l’une s’épanouissant dans la lumière et l’activité intellectuelle, tandis que l’autre se tisse dans l’obscurité, la passivité, la fécondité et la générosité. Pourtant, c’est bien par cette question de « l’accouplement historique du judaïsme et de l’hellénisme » que se termine « Violence et métaphysique »[6]. Derrida, à la différence du Levinas de Totalité et infini, ne considère pas en effet qu’il soit possible de s’arracher à l’histoire de la philosophie grecque. Bien plus, en déconstruisant la pensée de Levinas, Derrida montre comment le judaïsme est en fait déjà logé, à la manière d’un kyste ou d’une crypte, à l’intérieur même de la philosophie grecque. Quoi qu’en dise Levinas, le judaïsme ne serait pas dénué de lumière. Encore plus radicalement, il ne serait peut-être même que l’ombre du soleil et paradoxalement sa source. Que le judaïsme, ainsi que les deux autres grands monothéismes qui en découlent, soient impensables sans la Révélation et la lumière, ne serait donc pas un hasard et expliquerait l’accouplement effectif ou historique de la philosophie grecque et du judaïsme, avant que Levinas ne les sépare. S’il faudra retenir ce que Levinas a sans doute apporté à Derrida dans sa réflexion autour de Khôra, il faut aussi interroger la critique que ce dernier lui a adressée, car elle travaille encore Foi et savoir[7].

L’hiatus entre Levinas et Derrida concerne l’espace. Si Levinas oppose à la totalité de la philosophie théorique une éthique de l’infini et de la pure extériorité, Derrida annonce d’entrée de jeu : « Nous ne choisirons pas entre l’ouverture et la totalité »[8]. C’est en effet à l’intérieur même des limites posées par la philosophie grecque que Derrida va rechercher l’ouverture vers l’altérité radicale. Plus exactement, l’altérité radicale n’est pas extérieure à la totalité symbolisée par les limites d’un regard qui perçoit une essence ou un objet pur de la pensée. Elle travaille en son sein, elle fut toujours déjà là, tapie dans l’ombre et menaçante pour l’intégrité du système, puisqu’elle ouvre sur un irreprésentable. Cette altérité, il a donc bien fallu la réprimer. L’histoire de la philosophie, selon Derrida, ne serait donc pas l’histoire de la violence que l’on aurait exercée à l’Autre en l’inscrivant dans la totalité, mais l’histoire de cette répression qui s’exerce toujours de manière interne. La déconstruction, pas encore nommée comme telle à l’époque de « Violence et métaphysique », serait cette machine qui permettrait de lever ce refoulement, en termes freudiens, pour laisser ressurgir l’altérité. Cette dernière s’incarne ou est incorporée dans un signifiant que Derrida repère, en ce qui concerne le texte de Levinas lisant Platon[9], dans l’expression grecque « epekeina tes ousias ». Levinas a sans doute bien vu que cette expression, qui désigne chez Platon « le Bien au-delà de l’Être », pouvait être repensée dans la dynamique d’une éthique, l’epekeina tes ousias désignant la « fécondité ou (la) générosité » et non essentiellement la lumière. Mais il n’a pas vu que cet au-delà logé au cœur du même interdisait toute sortie hors du système. L’altérité n’excède pas les limites de la totalité, car la totalité ne constitue pas un ensemble homogène et parfaitement plein ou cohérent. Le système est percé du dedans par son autre. L’altérité qui échappe à toute représentation, à la lumière et à son appropriation par le même, n’est pas extérieure à la pensée grecque. La lumière de la Révélation qui ouvre sur un irreprésentable ne serait qu’un autre rayon de la lumière grecque. Dans les deux cas, il en va bien d’une modalité de l’apparaître, du phénomène, du phantasme : l’irreprésentable n’est jamais que le point aveugle de la représentation. Dans les deux cas, c’est donc bien le phainesthai qui entre en jeu. L’autre de la représentation, qui relève malgré tout du phainesthai, est lui-même travaillé par ce que Derrida appelle énigmatiquement khôra. Encore un mot grec qui pourtant serait le lieu d’une bifurcation entre la tradition des Lumières et une résistance à toute tradition, c’est-à-dire une résistance à toute forme d’historicité, à toute langue et à toute représentation. Cette résistance, ce lieu absolument impassible, reste à penser, même s’il ne cesse de se faire remarquer à l’intérieur même de la tradition des Lumières qui se déploie à travers la langue, lorsque l’autre voie de khôra reste définitivement a-langagière. Une tradition ne peut se faire sans la langue, car elle est l’instrument technique par excellence qui non seulement garde en mémoire l’histoire d’un peuple, d’une communauté ou encore d’un groupe ethnique, mais qui plus encore est cet outil qui se répète et qui se transmet de génération en génération, en créant un lien non seulement avec les vivants d’aujourd’hui, mais aussi avec ceux d’hier et de demain. Ce lien déjà religieux et politique, on le retrouvera dans l’étymologie latine hypothétique du mot « religion » (religare, relegere ou religio). La langue est encore le lieu de la représentation et du phainesthai : elle fait apparaître ou montre du doigt ce qui n’apparaît pas, à l’instar de la théologie négative à laquelle Derrida s’intéresse dans plusieurs textes et notamment dans Sauf le nom[10] et « Comment ne pas parler »[11], auxquels il fait référence dans Foi et savoir (op. cit., p. 18). Mais avant de se latiniser, la tradition des Lumières s’est d’abord faite dans la lumière greco-judaïque, qui a finalement donné naissance au christianisme puis au sujet moderne.

2. Parler latin et faire monde

Le christianisme représenterait ainsi la plus parfaite fusion de la theoria grecque et du judaïsme de par au moins deux dimensions.

D’une part, le Christ est le Dieu fait homme. Dieu devient ainsi présence en s’incarnant dans une chair humaine et peut faire l’objet d’une représentation dont le christianisme exploitera toutes les ressources artistiques et peut-être aussi scientifiques et techniques. Dieu enfin représenté et surtout incarné est aussi susceptible de mourir, ce qui n’est pas sans incidence pour toute la pensée chrétienne et ses dérivés.

D’autre part, le christianisme est aussi l’histoire de l’intériorisation de la coupure ou de la circoncision, ce qui fait encore une fois écho à la manière dont Derrida relit la philosophie grecque. Saint-Paul, un des fondateurs du christianisme, semble en effet répéter d’une autre manière la coupure interne (epekeina tes ousias) à la philosophie platonicienne. Dans les Épîtres aux Romains, Saint-Paul affirme ainsi que seule la circoncision du cœur est légitime. Selon ses mots : « Celui-là est Juif qui l’est intérieurement ; et la vraie circoncision est celle du cœur, selon l’esprit et non selon la lettre » (Romains 2). Le pacte scellé entre Dieu et le peuple d’Israël est alors déplacé et susceptible de concerner tous les hommes du moment qu’ils assument cette « circoncision du cœur », c’est-à-dire qu’ils respectent secrètement la Loi. La circoncision physique, extérieure et visible devient une circoncision symbolique, intérieure et invisible. La Passion doit se vivre dans l’espace intime de sa vie intérieure. La loi chrétienne est gravée dans notre cœur. Cette histoire de la Passion est simultanément une histoire du mysticisme et de la représentation de la Loi. Toute la philosophie pratique de Kant, qui dénoue le mysticisme de la représentation de la Loi pour isoler celle-ci dans toute sa pureté, est donc déjà en embuscade dans le geste de Saint-Paul.

Cette reconduction de la coupure greco-judaïque à l’intérieur de la vie du sujet, Derrida l’identifie dans Foi et savoir au « mouvement intériorisant » propre à la « mondialatinisation »[12]. Ce mouvement, il faut sans doute l’entendre en deux sens. Il désignerait non seulement le déplacement de la coupure de l’extérieur vers l’intérieur, mais surtout l’histoire de la constitution de la subjectivité moderne qui se confondrait en fait avec l’histoire d’une philosophie greco-juive christianisée ou plus exactement latinisée suite à la conversion de l’Empereur romain Constantin au christianisme dans les années 300. Quelles seraient donc les conséquences du geste de Saint-Paul ? Je crois qu’on pourrait affirmer sans trop se tromper que toute une partie de Foi et savoir n’est précisément rien d’autre qu’une réflexion sur les conséquences de ce geste décisif pour l’Occident. L’histoire du monde occidental ne serait en effet rien d’autre que la répétition compulsive de ce retour à soi, qui conduirait la philosophie jusqu’au sujet kantien. Dans les termes de Derrida : « Cette thèse dit sans doute quelque chose de l’histoire du monde, rien de moins »[13].

Le « mouvement intériorisant » correspond d’abord au retrait par rapport à la communauté des croyants et à une moindre attention portée aux pratiques cultuelles au profit de l’introspection d’un sujet qui cherche à se comprendre pour affirmer sa foi. Les Confessions de Saint-Augustin (354-430) qui joue sans doute aussi un rôle majeur dans le processus encore à venir de la mondialatinisation, sont à ce titre exemplaires. Un certain christianisme – je veux parler du christianisme catholique puis du christianisme protestant – s’inscrit par ce biais dans la langue latine. Ce christianisme, qui va bientôt s’imposer dans toute la future Europe avant de se « mondialatiniser », pourrait donc être défini comme l’effet de l’incorporation par la langue latine des concepts gréco-judaïques. C’est notamment dans la langue latine que se fixe l’étymologie du concept de « religion » que nous appliquons indûment à toutes les formes de croyance en une existence transcendante. L’islam par exemple n’est pas stricto sensu une religion. Elle est d’abord un dîn en termes arabes, c’est-à-dire une dette. Quant à cette intériorisation de la foi, elle permet enfin de constituer le « je » ou le « moi » qui explore les méandres de son âme dans le secret d’une chambre ou d’un confessionnal. Le « mouvement intériorisant » se poursuit en latin, en excluant de plus en plus le judaïsme et en s’immunisant déjà contre l’islam qui constituera un retour à la circoncision externe. La rupture entre le privé et le public, qui structurera bientôt la « laïcité à la française », se joue déjà ici, dans ce repli sur soi répété par Saint-Augustin dans la langue latine.

Le cogito cartésien à l’origine de la philosophie de la conscience constituerait une autre étape primordiale de la mondialatinisation. Descartes, en invitant le sujet à réfléchir ses propres facultés et à concevoir comment il peut être l’auteur d’un acte de connaissance, de désir, etc., invente la subjectivité moderne, occidentale et essentiellement chrétienne. Il ouvre ainsi la voie à la phénoménologie que j’entends cette fois dans le sens que Husserl lui a donné. Descartes est aussi celui qui libéra le sujet de sa soumission à la nature (selon l’expression du Discours de la méthode : « l’homme devient comme maître et possesseur de la nature »[14]), et qui lui donna les moyens de développer les techniques. Si, enfin, il ne fut sans doute ni le premier ni le seul philosophe à vouloir apporter des preuves de l’existence de Dieu et donc à rationaliser la foi, cette démarche, couplée à la formulation du cogito, contribua à tuer Dieu ou plus exactement à le remplacer par l’universalité d’une Raison en fait essentiellement chrétienne.

3. L’Universalité de la Raison ou le christianisme réalisé

Le geste kantien qui, selon Derrida, inaugure bien plus que la « philosophie de la religion » à laquelle on a tendance à cantonner La religion dans les limites de la simple raison[15], ne serait donc que le parachèvement de ce mouvement intériorisant. Cet ouvrage inaugurerait en fait, et contre son vouloir-dire, la possibilité de penser l’histoire du monde et son avenir – la mondialisation – comme une histoire chrétienne.

Qu’est-ce que, et pour synthétiser à l’extrême, se propose explicitement de faire Kant dans La religion dans les limites de la simple raison ? De réinscrire justement la religion dans les limites de la simple raison, c’est-à-dire de lutter contre l’obscurantisme en pensant une religion raisonnable en accord avec les Lumières (Aufklärung). Cette religion raisonnable doit en effet se tenir, pour des raisons pratiques ou morales, à l’intérieur des limites de la raison. Il s’agit bien d’un devoir puisque Kant va très vite articuler cette religion raisonnable à sa philosophie pratique. Comment procède-t-il donc pour effectuer ce geste ? La première étape fut sans doute effectuée dans La critique de la raison pure[16], qui répond à la question « que puis-je connaître ? » et dans laquelle il effectue ce qu’il appelle une « révolution copernicienne ». Selon Kant il faut cesser de penser que c’est le sujet qui se règle sur les objets extérieurs, pour penser que ce sont au contraire les objets qui se règlent sur les facultés de connaître du sujet. En d’autres termes, c’est bien le sujet qui légifère ou qui donne ses lois au monde, en usant de l’ensemble de ses facultés de connaissance. Kant y distingue les différentes facultés humaines et sépare notamment l’entendement de la raison. Le connaissable, c’est-à-dire ce qui peut faire l’objet d’un savoir, se limite à l’entendement, qui lui-même se limite au cadre spatio-temporel de notre monde ou aux objets purs dont il est l’auteur comme les objets mathématiques. L’homme étant fini, il ne peut en effet prétendre connaître ce qui excède les limites de sa finitude. Toutes les idées qui relèvent de la métaphysique – et plus précisément l’idée de Dieu, de l’immortalité de l’âme ou de la liberté – peuvent bien être pensées ou faire l’objet d’une foi, mais ne peuvent être connues. Lorsque la raison pure excède les limites du monde des phénomènes en prétendant pouvoir démontrer l’existence ou l’inexistence de Dieu, l’existence ou l’inexistence de l’immortalité de l’âme ou encore de la liberté, elle se fourvoie et manifeste son immaturité : elle est cette raison qui n’a pas encore atteint l’âge de la critique. Les fondements de la séparation entre la foi et le savoir, la valorisation de la science et des techniques ainsi que la mise à distance de la métaphysique enfin destituée de son statut de « racines de toute connaissance », sont donc posés dans la première Critique. Kant est ainsi l’un des meilleurs représentants des Lumières et a sans doute contribué au développement des techniques et de la science, c’est-à-dire, et en un mot, à la mondialisation.

Mais il reste à comprendre comment une morale est possible : comment expliquer qu’un homme puisse agir de manière morale en ce monde, s’il n’existe peut-être aucun Dieu, aucune liberté et aucune immortalité de l’âme qui profitera de sa bonne action dans un autre monde ? C’est à cette question qu’il répond dans la Critique de la raison pratique[17]. Pour qu’une morale puisse exister il faut que Dieu, la liberté et l’immortalité de l’âme existent, ou tout du moins qu’ils soient posés comme existants. La liberté, c’est-à-dire l’autonomie ou la capacité de se donner à soi même ses propres lois, est en effet une condition de possibilité de l’action morale. Sans liberté, c’est-à-dire sans la possibilité d’agir selon sa raison et non selon ses inclinations sensibles ou selon le déterminisme naturel, nulle morale n’est possible. La morale doit être universelle et inconditionnelle, c’est-à-dire relever d’un impératif catégorique qui nous commande d’agir comme tout être raisonnable devrait vouloir agir dans une même situation. L’action morale est la manifestation et même la preuve que l’homme ne se réduit pas à son animalité et qu’il est capable d’agir en fonction de sa représentation de la Loi morale, du bien et du mal.

Mais le concept de liberté, même s’il constitue la clé de voûte de tout l’édifice de la raison pratique, n’est pas encore suffisant. Pour qu’une morale soit pensable, il faut encore postuler l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Si Dieu n’existe pas ou l’âme n’est pas immortelle, alors rien ne peut garantir que, même libre, un individu agisse selon sa représentation du bien. Comment accepter en effet d’accomplir une action qui me procurera vraisemblablement plus de douleur que de bien si je ne peux pas espérer être récompensé par la suite ? S’il n’y a aucune chance d’être récompensé pour ma bonne volonté qui, ici-bas, risque bien de ne m’apporter aucun plaisir, alors ne vaut-il pas mieux satisfaire ses impulsions ? Dieu, la liberté et l’immortalité de l’âme deviennent ainsi des postulats de la raison pratique : on ne peut pas prouver leur existence ou leur inexistence, mais on doit faire « comme si » Dieu, l’âme immortelle et la liberté existaient. Ces postulats de la raison pratique font donc bien l’objet d’une forme de foi. C’est en ce point qu’intervient La religion dans les limites de la simple raison, dans laquelle Kant distingue la foi réfléchissante de la foi dogmatique, et que Derrida travaille dans l’aphorisme 14 de Foi et savoir. La foi dogmatique est cette foi qui – je cite Derrida – « prétend savoir et donc ignore la différence entre foi et savoir »[18]. Inséparable de l’histoire de la Révélation et des écritures, la foi dogmatique relève d’une tradition. Elle est la foi de « la religion de simple culte », pour reprendre les mots de Kant cités par Derrida. Mais à cette foi s’oppose une autre foi qui constitue, selon les mots de Derrida cette fois, la deuxième source de la religion. Cette foi, c’est la foi réfléchissante qui sait ne pas savoir et qui a donc parfaitement intégrée la différence entre la foi et le savoir. Cette foi qui « ne dépend essentiellement d’aucune révélation historique et s’accorde ainsi à la rationalité de la raison pure pratique, favorise la bonne volonté au-delà du savoir »[19]. Autrement dit, la foi réfléchissante se fond dans la moralité : il n’est qu’une seule morale, car la Raison pratique est universelle, et elle ne peut être que chrétienne. Si les Lumières de la raison semblent bien s’être substituées à la Lumière de la Révélation inséparable de l’historicité des écritures, la foi réfléchissante en constitue en fait un simple déplacement : « la loi s’inscrit au fond de nos cœurs comme une mémoire de la Passion. Quand elle s’adresse à nous, elle parle l’idiome du chrétien – ou elle se tait »[20]. Cette assertion fait directement écho au sublime constat de Kant dans sa Critique de la raison pratique : « Le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale au fond de mon cœur ».

« L’idiome du chrétien », nous voici donc engagés dans une histoire ou une tradition, celle des Lumières dont Kant constitue une figure clé. Ce que le geste de Kant annonce, c’est la possibilité de penser la mort de Dieu ou tout du moins la mort du Dieu chrétien au nom de l’universalité de la Raison, en faisant « comme si » la raison n’était plus chrétienne. Lorsque Nietzsche ou Heidegger dénonceront plus tard les racines chrétiennes de la moralité, ils ne feront en fait que critiquer l’usage de la morale kantienne par les philosophes postérieurs à Kant qui a définitivement, et surtout sans le dire, articulé christianisme et moralité. Ce que le geste de Kant parachève aussi, c’est la rupture entre la sphère privée et la sphère publique. Son geste n’est pas seulement moral, il est aussi éminemment politique. Si la foi dogmatique peut bien être conservée, elle doit se limiter à l’intimité de sa vie privée et ne doit plus prétendre régenter la vie politique. C’est bel et bien la raison des Lumières – dans toute son ambiguïté – et non les lumières de la révélation à proprement parler, qui doit briller sur l’espace public. En se focalisant sur la représentation (de la loi morale, du bien et du mal), Kant prolonge enfin la tradition des Lumières dans son hybridation gréco-judaïque latinisée. Kant est donc bien celui qui a donné toute sa puissance dominatrice à la mondialatinisation définie par Derrida comme « cette alliance étrange du christianisme, comme expérience de la mort de Dieu et du capitalisme télé-technoscientifique »[21], et ce de deux manières. En valorisant le savoir, la science et la technique et en les libérant de la foi, il a permis leur développement. En dissimulant la dimension essentiellement chrétienne de la prétendue universalité de la Raison, il a enfin ouvert la possibilité de donner à ce développement des sciences et des techniques la légitimité de sa mondialisation, ce qu’accomplira Hegel en dépassant la foi dans une Raison scientifique et sécularisée. Mais ce que Kant ouvre aussi – et de ce point de vue, on peut dire qu’il va donner à la philosophie de la religion tout juste naissante les moyens de se renouveler de fond en comble –, c’est la possibilité de penser une foi complètement déconnectée de la Révélation, ce que tente peut-être aussi Derrida à travers khôra.

Il reste maintentant à comprendre comment la raison va pouvoir se fondre dans l’entendement, ou plus exactement comment l’entendement va pouvoir s’élever à la Raison scientifique, puisque chez Kant, en effet, la raison pratique reste de l’ordre de la foi, seul l’entendement étant scientifique.

C’est le tour de force effectué par Hegel dans Foi et savoir[22] puis dans sa Phénoménologie de l’Esprit[23], textes qui ont certainement une fonction importante dans l’économie de celui de Derrida. Hegel occupe en effet une place pivot dans cette tradition des Lumières. Une première lecture pourrait laisser penser que la philosophie hégélienne représente l’aboutissement de la mort de Dieu, le philosophe ayant en effet compris la kénose, à savoir « Dieu est mort », comme la vérité du christianisme. Dieu est alors remplacé par l’Être. Mais une autre lecture, et c’est celle que propose Derrida dans Foi et savoir[24], permet de percevoir la manière dont la dialectique relève en fait la foi religieuse, pour la fondre dans le savoir qui représente l’ultime horizon du devenir de l’Esprit. Autrement dit, là où la raison kantienne et l’entendement étaient déchirés, la Raison hégélienne prétend les réconcilier. Sous couvert de faire disparaître la religion, la philosophie de Hegel la transpose en réalité dans une Raison universelle et scientifique. On n’a peut-être plus foi en Dieu, comme chez Kant, mais on a foi en une Raison scientifique. Si la langue est sans doute le premier élément technique dans lequel la religion, le lien entre des communautés, peut se perpétuer à travers les époques (c’est la télé-technologie), Hegel, qui s’inscrit dans le cœur du moment de la Révolution industrielle, consomme l’alliance de la raison et du capitalisme. La phrase que je citais plus haut pour définir la mondialatinisation dont Kant, en ce sens, est bien l’initiateur, « cette alliance étrange du christianisme, comme expérience de la mort de Dieu, et du capitalisme télé-technoscientifique », s’applique donc encore plus adéquatement à Hegel, qui parvient à ne plus nous faire penser que la Raison scientifique est fondée sur la foi.

Avec Hegel semble donc pleinement se réaliser l’histoire de la mondialatinisation. Plus subtilement, c’est avec Hegel que cette histoire arrive à son exténuation. Après Hegel s’ouvre une autre histoire, qui est aussi celle de la mondialatinisation, mais qui est restée refoulée depuis son origine gréco-hébraïque. L’autre de la lumière (epekeina tes ousias) se laisse alors penser, abîmant définitivement la distinction entre la foi et le savoir ou la résorption de la foi dans le savoir. C’est aussi cette autre histoire – celle d’un mal radical – que Derrida nous invite à accompagner dans Foi et savoir.

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[1] Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967.

[2] Sur ce point, voir mon article « L’histoire d’un hiatus, l’hiatus comme histoire » in Levinas-Derrida. Lire ensemble, sous la direction de Danielle Cohen-Levinas et Marc Crépon, Paris, Hermann, 2015.

[3] Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961.

[4] Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », op. cit., p. 120.

[5] Ibid., p. 142.

[6] Ibid., p. 228.

[7] Jacques Derrida, Foi et savoir, Paris, Seuil, 1996.

[8] Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », op. cit., p. 125.

[9] In Totalité et infini, op. cit.

[10] Jacques Derrida, Sauf le nom, Paris, Galilée, 1993.

[11] Jacques Derrida, « Comment ne pas parler », in Psyché. Inventions de l’autre, Vol. II, Paris, Galilée, 1987.

[12] Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., p. 21.

[13] Ibid.

[14] René Descartes, Discours de la méthode, partie 6, 1637.

[15] Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison, 1793.

[16] Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 1781.

[17] Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, 1788.

[18] Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., p. 20.

[19] Ibid.

[20] Ibid., p. 21.

[21]  Ibid., p. 23.

[22] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Foi et savoir, 1802.

[23] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La phénoménologie de l’esprit, 1807.

[24]  Cf. Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., p. 26.

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Source photo : Circoncision du Christ, Meister der Heiligen Sippe, 16ème siècle, W.A.F. 642, Alte Pinakothek Munich

MARTA HERNANDEZ ALONSO – Khôra sans foi ni loi

Marta HERNANDEZ ALONSO, « Khôra sans foi ni loi », L’à venir de la religion, revue ITER Nº1, 2018.

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« Même dans un particularisme religieux, il faut ouvrir à l’inconnu, que cet inconnu entre et gêne. Il faut ouvrir la loi et la laisser ouverte pour que quelque chose entre et trouble le jeu habituel de la liberté. »

Marguerite Duras, La vie matérielle

Au-delà de toutes les catégories langagières permettant de la signifier et de la dire, le discours de Platon sur khôra[1] défie, selon Derrida, toutes les alternatives traditionnellement acquises, et confronte la pensée à l’impossibilité de nommer proprement l’archi-origine inconnue et rebelle à l’anamnèse dont elle hérite et porte la trace. « Radicalement anhumaine et athéologique »[2], « radicalement anhistorique »[3], khôra résiste à toute réappropriation ou réarticulation logique, ontologique ou généalogique, et se laisse seulement approcher par un raisonnement ou un discours sans père légitime et ouvert à l’hybridation et à la bâtardise[4]. Hanté par l’impropriété des mots et les apories du sens, le discours de Platon sur khôra n’obéirait pas au commandement de bien parler[5], c’est-à-dire de parler comme il faut ou, plus dévotement et en espagnol : de parler como Dios manda[6].

Or le religieux, avant qu’on puisse le déterminer comme appartenant à telle ou telle religion au sens restreint du mot, n’est-il pas déjà impliqué dans le parler même et davantage dans une certaine manière de parler qui se voudrait propre dans le double sens signalé par Derrida de la « propriété » et de la « propreté » ? Ainsi, dans Foi et Savoir[7], tout en mettant à mal la possibilité de définir, limiter et situer la religion dans un ici et maintenant, Derrida invite à penser la religion à partir de ses effets dans la langue : des effets du religieux qui, à travers la langue, reviendraient sans cesse en s’efforçant à reconstituer « la pureté intacte, l’intégrité saine et sauve, une propreté et une propriété non lésées »[8]. Le re– de la reconstitution, souligné par Derrida en italiques dans le texte, indiquant qu’il s’agit bien d’une répétition, d’un retour ou d’un recommencement potentiellement infinis et d’une certaine manière compulsifs, cherchant à réparer par la parole disciplinée et soumise – tout comme par le silence obéissant et docile devant la loi humaine ou divine – une irréparable faute ou un manquement originaire à la règle. Parole cherchant à détacher, sinon à nettoyer – parole messagère et, si l’on ose dire, ménagère divine – la trace d’une origine impure, hybride, bâtarde ou illégitime à l’égard tout aussi bien de la logique que de la généalogie du sens.

La question du sens propre et du propre en général n’est certainement pas accessoire dans l’analyse de la religion que Derrida propose dans Foi et savoir. Bien au contraire, elle s’y retrouve à plusieurs niveaux, dont celui qui délimite la religion comme « pulsion » ou « expérience » de l’indemne[9], c’est-à-dire du pur, de l’intact, du sain et sauf, du non contaminé, de « ce qui reste allergique à la contamination »[10], ou, encore, du propre. Dès le début du texte, la bonne trentaine de pages en « Italiques »[11] – typographie inclinée souvent utilisée, par opposition à la police romaine[12], pour indiquer, entre autres, le sens particulier qu’un auteur associe à un terme, ou pour souligner des mots ou expressions en langue étrangère – marquerait, d’entrée de jeu, qu’un discours sur le religieux qui ne se contenterait pas simplement de le reproduire machinalement, doit abandonner la prétention d’en parler proprement et droitement, comme s’il pouvait remonter à la source de la religion pour nous  révéler  l’essence ou la vérité universelle de la chose religieuse. D’où ces premières questions – une même question démultipliée – qui, au tout début de Foi et savoir[13], inaugurent le texte en interrogeant la religion non seulement comme objet de réflexion, thème ou problème, mais aussi – telle la toute première question – la religion comme langue. Comme si la religion était, avant tout, une manière de parler, de communiquer, d’identifier et de signifier les choses au sein de la communauté qui la parle : « Comment « parler religion » ? de la religion ? Singulièrement de la religion, aujourd’hui ? »[14].

Comme lorsqu’on parle français, anglais ou espagnol, savoir « parler religion » supposerait de connaître au moins la syntaxe, la grammaire et le sens des mots à travers lesquels la religion s’exprimerait, et parlerait des choses et d’elle-même. Par définition, la langue religieuse devrait pouvoir se distinguer d’une langue non religieuse, voire d’une langue qui, sans être forcément athée ou antireligieuse, se voudrait neutre à l’égard de la religion, pure de religiosité : laïque, si l’on peut dire. Rappelons l’étymologie grecque, et ensuite latine, du mot « laïque », qui signifie ce qui est du peuple ou appartient au peuple, et ensuite ce qui est commun – au peuple – et non privatif ou exclusif d’une fraction de la société ou d’un groupe d’élus. Par opposition aux laikoi, les klêrikoi, adjectif dérivé de klêros – d’où « clerc » – qui signifie le lot, seraient ceux qui forment le « bon lot »[15], ceux qui ont été choisisélus, mis à part et à l’écart de la masse indifférenciée du peuple en général dont ils se distinguent, se détachent, se découpent et s’élèvent… A supposer, ce qui ne va pas de soi, qu’il y ait du peuple en général et que la production ou la constitution d’un peuple – d’un genos, d’un ethnos d’une race, souche ou nation – n’ait, elle aussi, rien à voir avec une communauté d’élus ou de privilégiés dont, commentant le Timée, Derrida nous dit dans Khôra que la sélection « ne va pas sans tirage au sort (kléros, 18 d-e) »[16]. Une autre manière de dire qu’il n’y a pas de commun ou de communauté qui n’implique, dans sa fondation même, une sélection quelque peu aléatoire ou contingente, qui ne ressortirait pas à la pure nécessité naturelle, logique ou historique, mais relèverait plutôt d’un certain axiome, à savoir que « la loi du meilleur se croise avec un certain hasard »[17].

Ainsi, le mot « privilège » pourrait souligner ce qui nous semble être l’une des déconstructions les plus importantes à l’œuvre dans Foi et savoir, et qui concerne l’opposition entre le propre et le commun. Comme Derrida le suggère à propos de la « mondialatinisation », il n’y a pas de communauté ni de commun qui ne soit fondée sur quelque loi privée[18] – particulière, limitée ou propre à un groupe restreint – dont la généralisation, sinon la mondialisation, suppose l’abstraction, voire même la dénégation, des conditions contextuelles toujours un peu aléatoires ou contingentes (des conditions plus matérielles que spirituelles ou formelles, si l’on s’en tient à l’opposition classique) dont toute communauté est issue. Tel serait le non-fondement du propre – sa maladie congénitale, si l’on peut dire – qui entraverait la justesse et entamerait la pureté que sa définition réclame. D’après Derrida, il n’y aurait pas de propriété (de bénéfice ou de droit, de monopole ou de pouvoir) qui ne logerait, dans sa constitution même et comme dans son for le plus intime, une impropriété d’origine faisant place au hasard, au coup de chance ou à l’aléa : à l’incalculable en fin de compte qui rend inépuisable l’analyse du contexte dans lequel un événement a lieu.

Car il se pourrait que la langue religieuse, bien au-delà de l’opposition entre le religieux et le laïque – le scientifique, le moderne ou l’antireligieux – soit celle qui, en vue de recréer ou de mimer quelque essentialité ou propriété communautaire, se voue à masquer les conditions dues au hasard dont même les meilleurs  et les plus purs éléments d’une communauté sont aussi les héritiers. Et comment porter cet héritage impur, impropre et, à y regarder de plus près, difficilement idéalisable autrement qu’en le masquant, en le dissimulant ou en en faisant toujours abstraction ? Comme par exemple, le fait d’être né à tel endroit plutôt qu’à tel autre, à tel moment plutôt qu’à un autre ; le fait de se rendre ou pas à tel événement, de participer ou pas à telle rencontre, de se trouver ou pas à tel ou tel moment ou situation de l’histoire, avec tel corps, telle voix ou tel sexe… bref, des déterminations innombrables, pas toujours connues par celle ou celui qui les porte et impossibles à résorber, à ressaisir ou à attribuer à une seule Cause au nom de laquelle, en vue de laquelle, grâce à laquelle, suite à laquelle, tout le reste découlerait naturellement, historiquement ou logiquement comme d’une source limpide, propre et transparente à elle-même. En ce sens, tout discours voué à reconstituer « la pureté intacte », voire « l’intégrité saine et sauve », n’est-il pas, toujours déjà, religieux ? C’est en tout cas l’une des questions que pose Foi et savoir, où Derrida, sans céder un pouce sur la supériorité morale de la modernité occidentale, ne manque pas de signaler comment, face aux crimes les plus spectaculaires et les plus barbares des « intégrismes » religieux, « Les guerres ou les “interventions militaires” conduites par l’Occident judéo-chrétien au nom des meilleures causes (du droit international, de la démocratie, de la souveraineté des peuples, des nations ou des États, voire des impératifs humanitaires) », sont-elles aussi, de quelque manière, des « guerres de religion »[19]. Car la pulsion de l’indemne, quelles que soient les oppositions, la stratégie et la langue qu’elle emprunte selon l’occasion, pourrait-elle conduire à autre chose qu’à la guerre ? Le religieux étant inséparable du carno-phallogocentrisme et de ce que Derrida appelle ailleurs la « métaphysique du propre »[20], ledit « retour du religieux »[21] ne répondrait en somme qu’à la tentative inlassable, monotone, répétitive et toujours infructueuse, de retourner vers un point zéro de non-contamination où le hasard ne serait pris en compte que comme une extériorité accessoire et superflue à l’égard d’une essence présumée immuable.

Ce n’est donc pas par un simple souci de propriété ou d’érudition philosophique que tout au long de Foi et savoir Derrida insiste sur l’impossibilité de parler proprement  de la religion. Il s’agit pour Derrida d’opérer à la limite du religieux, en inscrivant, dans le déroulement idéalement linéaire du discours, l’impossibilité radicale de la parole – impossibilité puisant à la racine même, à l’origine ou à la source du parler – à dire la cause qui la fait parler, la source dont elle dérive où l’origine dont elle est née. Au point que, s’il y a un lien – un fil conducteur ou un trait d’union – reliant ou assemblant, de quelque manière, la suite d’aphorismes de ce « court traité » sur la religion[22], ce serait justement le retour vers cette impossibilité de traiter la religion elle-même, voire de dévoiler ou de révéler religieusement le comme tel de la religion[23]. La « forme quasi-aphoristique » étant, selon Derrida, « la moins mauvaise machine à traiter de la religion »[24], en ceci qu’elle se placerait d’emblée dans l’impossibilité de dire le tout pour affirmer, ou contresigner, ce qui, à la limite du discours, et dans l’interruption même du savoir, provoque la pensée à tisser d’autres liens pour approcher l’étrangeté de la chose qu’il s’agit de penser.

Si religieuse est la parole qui révèle et commande le quoi et le comment de ce qu’il faut dire et de ce qu’il faut faire pour bien parler et se tenir droitement, une toute autre injonction, un tout autre devoir ou une toute autre pulsion que celle de l’indemne thématisée par Derrida dans Foi et savoir, dicterait, interpellerait ou pousserait Platon à sortir, fut-ce momentanément, des limites du discours vrai ou vraisemblable[25]. Et cela pour parler de khôra et témoigner ainsi, avec un « autre langage »[26] travaillé par des apories et des interruptions du sens, d’une dimension de la réalité ou de la vie dont la seule propriété consisterait à n’avoir rien en propre ni de propre et à rester ainsi – et à jamais, comme l’écrit Platon lui-même dans le Timée – informe ou sans forme (amorphon)[27] : « singulière impropriété »[28] qui, écrit Derrida au futur, « ne sera jamais entrée en religion et ne se laissera jamais sacraliser »[29].

Il n’y aura pas, il ne pourra pas y avoir de religion de khôra, qui serait toute divine ou tout le contraire. Associée par Platon à la « nécessité »[30] et à la « cause errante »[31], faut-il néanmoins rappeler que la tradition philosophique postérieure assimilera khôra, sans beaucoup de précautions à l’égard du texte de Platon, à la matière aristotélicienne. A une matière qui, opposée à l’intelligible – aux paradigmes idéaux, aux idées, voire à tout ce que la tradition philosophique identifiera ensuite à la Raison ou à l’Esprit – doit se laisser maîtriser, persuader, modeler, subordonner, signifier, relever « comme un espace vierge, homogène et négatif, laissant son dehors dehors, sans marque, sans opposition, sans détermination »[32]. Et bien que pour Derrida khôra ne soit pas la matière ni rien qu’on puisse ériger comme une différence plus fondamentale que les autres, autour de laquelle une religion serait toujours possible, il convient de souligner qu’à la fin de Spectres de Marx, Derrida propose justement de repenser le matérialisme à partir de khôra : un « matérialisme sans substance », dit-il, ou un « matérialisme de la khôra »[33], devant, au moins, nous rappeler que la construction et l’appartenance à telle ou telle communauté religieuse, nationale, sociale, politique, institutionnelle, sexuelle, intellectuelle, linguistique, etc., ne va pas sans hasard ou, comme l’écrit Derrida paraphrasant Platon, « ne vas pas sans tirage au sort ». Une autre manière de dire qu’il n’y a pas de lot ni de destin – de loti ni de destinée – sans cette décision de l’autre qu’on ne fera jamais la sienne, qu’on ne rendra jamais propre et dont on ne pourra jamais parler proprement ni rendre proprement raison : décision d’ «un tout autre sans visage»[34], d’un tout autre irréductible à une quelconque élection rationnelle ou divine qui, entrecoupant les liens qui nous relient à notre Cause (propre ou commune), ouvrent la loi du propre à la loterie de la vie comme à la plus inconcevable et à « la  plus désertique des abstractions »[35].

Comment dès lors « parler religion » ? Ou, plutôt, comment ne pas parler religion ? Comment parler un peu moins religion ? Comment parler autrement que religion ?

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[1] Cf. Platon, « Timée », dans Œuvres complètes (Tome X), Paris, Les belles lettres, 2011, 47e-53b.

[2] Jacques Derrida, « Comment ne pas parler. Dénégations », dans Psychè. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 568.

[3] Ibid., p. 569.

[4] Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, 1993, pp. 92 et 94.

[5] Cf. Jacques Derrida, « Comment ne pas parler. Dénégations », dans Psychè. Inventions de l’autre,op.cit., pp. 560 et 567-568.

[6] En français, on dirait « comme il se doit », mais la traduction littérale serait « comme Dieu le commande ».

[7] Jacques Derrida, Foi et Savoir (suivi de Le Siècle et le Pardon), Éditions du Seuil, 2000.

[8] Ibid., p. 38, note 12.

[9] Ibid., pp. 38 et 42.

[10] Ibid., p. 42.

[11] Ibid., pp. 9-37.

[12] Cf. ibid., p. 13.

[13] Cf. Jacques Derrida, « Hors livre », dans La dissémination, Paris, Éditions du Seuil, 1972, pp. 9-76.

[14] Ibid., p. 9.

[15] Cf. Félix Gaffiot, Dictionnaire Latin-Français, Paris, Hachette, 1934. Alain Rey (dir.) Dictionnaire historique de la langue française, Tome 1, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1992. Alfred Ernout et Antoine Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine. Histoire des mots. Paris, Klincksieck, 2001.

[16] Jacques Derrida, Khôra, op.cit., p. 51.

[17] Ibid.

[18] De privus (privé, particulier) et lex (loi). Cf. Dictionnaire historique de la langue française, Tome 2, op.cit.

[19] Jacques Derrida, Foi et savoir, op.cit., p. 42.

[20] Par exemple, dans De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 40.

[21] Cf. Jacques Derrida, Foi et savoir, op.cit., pp. 10, 14, 65 et 69.

[22] Ibid., p. 10.

[23] Cf. ibid., pp. 42, 48-49, 56, 60 et 100.

[24] Ibid., p. 62.

[25] Cf. Jacques Derrida, Khôra, op.cit., pp. 68 et 76.

[26] Jacques Derrida, « Comment ne pas parler. Dénégations », dans Psychè. Inventions de l’autre, op.cit., p. 567.

[27] Platon, « Timée », dans Œuvres complètes, op.cit., 51a. Cf. Jacques Derrida, Khôra, op.cit., pp. 28 et 33.

[28] Jacques Derrida, Khôra, op. cit., p. 33.

[29] Jacques Derrida, Foi et savoir, op. cit., p. 34.

[30] Platon, «Timée », dans Œuvres complètes, op.cit., 47e-48a.

[31] Ibid., 48b.

[32] Jacques Derrida « Tympan », dans Marges de la philosophie, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. XXIV.

[33] Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 267.

[34] Jacques Derrida, Foi et savoir, op.cit., p. 35.

[35] Ibid., p. 9.

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Source photo : Benoît Géhanne, à commencer par eux, huile et acrylique sur aluminium, 65 x 55 cm, 2012

JEAN-CLAUDE MONOD — La promesse de la sécularisation

Jean-Claude Monod, « La promesse de la sécularisation : puissance théorique et effet pragmatique d’un concept chargé d’histoire », L’à venir de la religion, revue ITER Nº1, 2018.


Entretien mené par Élise Lamy-Rested

Élise Lamy-Rested : Dans votre livre, La querelle de la sécularisation (Vrin, 2002), vous distinguez différents schémas de la sécularisation, concept dont le contenu doctrinal trouve ses racines dans les temps modernes même s’il ne fut isolé et pensé qu’à partir du XXème siècle : 1) la sécularisation-liquidation qui prétend pouvoir détruire l’héritage religieux pour initier de nouvelles formes de pensée, 2) la sécularisation-transfert qui soupçonne tous les concepts politiques de n’être rien d’autre que des concepts théologiques sécularisés, 3) la sécularisation-neutralisation, construite à partir de la sociologie de Max Weber et à laquelle vous vous intéressez plus particulièrement. Selon vous (et si je vous ai bien compris), la sécularisation-neutralisation serait le seul schéma théorique et pratique viable pour appréhender la sécularisation de nos sociétés occidentales contemporaines confrontées à ce qu’on appelle « le retour du religieux ». Pourriez-vous préciser ici ce que vous entendez par « sécularisation-neutralisation » et expliquer pourquoi vous défendez ce schéma de la sécularisation ?

Jean-Claude Monod : Avec ces distinctions, il s’agissait d’abord pour moi d’effectuer une clarification conceptuelle et terminologique : je m’apercevais en lisant Weber, Schmitt, Löwith, Blumenberg, mais aussi beaucoup de sociologues des religions que le mot « sécularisation » renvoyait à des processus très divers et recouvrait des significations parfois presque opposées, sans que cela ne soit clairement dit ni thématisé. Voyons ce que Blumenberg critique ironiquement comme « théorème de sécularisation », le « Y n’est rien d’autre que X sécularisé » qui a connu tant de variantes : « les philosophies du progrès ne sont qu’une sécularisation du messianisme », « les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État ne sont que des concepts théologiques sécularisés », par exemple la souveraineté, etc. On voit bien ici que ce qui est visé c’est l’idée 1) d’un « transfert », d’une métamorphose d’un contenu ou d’un schème théologique en schème sécularisé. En revanche que veut-on dire quand on dit que « la France est plus sécularisée que l’Allemagne » ? Que la place qu’occupe la religion dans la sphère publique est moins forte, que l’athéisme y est plus répandu, le nombre de pratiquants moins important, etc. Donc 2) une forme de perte d’influence des Églises (chrétiennes). J’ai d’abord voulu tirer au clair ces usages.

Ensuite, il y a votre question, plus normative : est-ce que défendais la sécularisation-neutralisation plutôt que la sécularisation-liquidation, et qu’est-ce que j’entendais dans le premier cas ? Une façon simple de répondre serait d’évoquer les projets, affichés par différents philosophes et politiques du XIXe siècle, d’en finir avec la religion, de l’extirper non seulement des institutions mais de la pensée et des cœurs, et même d’extirper ses « traces », ses restes sécularisés. Au plan philosophique, on trouve ce programme exprimé chez Nietzsche : « combat contre le christianisme latent » dans la morale, etc. Le problème, à mon sens, quel que soit le génie de Nietzsche et la dette philosophique que la pensée contemporaine a contractée à son égard, est qu’il y a là, potentiellement, un projet autoritaire, qui finit par tourner à la contre-religion mimétique, à la religion de substitution, et que la volonté d’extirper tout ce qui pouvait ressembler à un sentiment chrétien conduit très explicitement, chez Nietzsche mais aussi chez des auteurs plus « positivistes » comme Clémence Royer, à vouloir se débarrasser des « faibles », des « malades », des idéaux égalitaires, etc. Ce que j’appelle la sécularisation-neutralisation est une voie plus libérale, qui entend assurer la liberté de conscience en « neutralisant » la puissance publique de la religion, la tendance à en faire une obligation, une contrainte, entraînant au pire des persécutions et au mieux des inégalités, une répression séculière des hérésies, ou de l’athéisme ; la sécularisation-neutralisation empêche ces empiétements sur la liberté de conscience mais préserve tout à fait la possibilité de vivre sa foi comme on l’entend. C’est d’ailleurs la voie « laïque » telle que la défend Ferdinand Buisson, qui n’était pas du tout « anti-religieux » mais qui voulait que l’État soit « neutre entre tous les cultes », dépris de tout clergé, etc. À quoi s’opposa, dans les débats autour de la loi de 1905, une ligne « liquidatrice » qui voulait véritablement « détruire les Églises » (Maurice Allard, par exemple).

É. L.-R. : Dans Sécularisation et laïcité, PUF, 2007 publié peu après la loi sur les signes religieux à l’école (2004), vous analysez le lien entre la résurgence du concept de laïcité longtemps considéré comme un concept un peu désuet, et la crise de la sécularisation. Pourriez-vous éclairer ce lien entre sécularisation et laïcité ? Vous y défendez une « laïcité radicale » que l’on ne doit pas confondre avec un laïcisme et qui seule permettrait d’exercer une conscience critique. Pourriez-vous expliciter ce que vous entendez par « laïcité radicale » et si vous y voyez un « modèle » pour tous les pays membres de l’Europe à une heure où, je crois, on discute beaucoup de l’harmonisation de la laïcité en Europe ?

J.-C. M. : Le mouvement est plus général : dans les années 1960-70, on voit de grandes théories de la modernisation sociale qui identifient celle-ci à la sécularisation, vue comme un processus irréversible en voie de mondialisation. La surprise est venue à la fin des années 1970, avec la révolution iranienne et les différents processus qui ont conduit à parler d’un « retour du religieux » qui était, en fait, l’apparition de nouvelles formes de politisation ou de repolitisation de la religion, l’islamisme bien sûr, mais aussi certains néo-fondamentalismes chrétiens et juifs. Face à ces processus, et en particulier à l’islamisme en Europe, il y a eu un regain d’intérêt pour la laïcité, alors qu’on avait tendance à tenir celle-ci pour un acquis auquel on n’avait plus trop besoin de réfléchir, un héritage d’une IIIe République un peu daté. Éclairer le lien entre sécularisation et laïcité impliquerait de préciser en quel sens on entend ici sécularisation. Disons qu’au plan d’une histoire sémantique, la sécularisation a précédé la laïcité, et que les promoteurs de celle-ci la présentaient comme une sorte de réalisation juridico-politique – la séparation des Églises et de l’État – rendue possible par un processus social et historique de sécularisation – prise ici au sens 2) d’un déclin de l’influence sociale des religions. Ce déclin a été général en Europe après le Moyen Age, dans les pays d’Europe et aux États-Unis, on a plus ou moins désintriqué l’État et les religions – moins là où existe encore une Église d’État, par exemple ! Mais la liberté de religion est tout de même partout reconnue en Europe, le droit de changer de religion ou de n’en avoir aucune, etc. Il est donc légitime à mes yeux de présenter la laïcité comme une variante de la sécularisation occidentale-européenne, une variante plus poussée, poussée jusqu’à la conséquence de la séparation entre les Églises et l’État. Cette version de la sécularisation est-elle un modèle que tous les États doivent reprendre ? Ce n’est pas à un observateur d’en juger : il faut voir si les peuples s’emparent de la laïcité comme d’un instrument visant à assurer la liberté de conscience de tous et à refuser certains privilèges publics encore accordés à certaines Églises dans différents pays.

« Laïcité radicale » est une formule que je glissais dans la Conclusion à titre exploratoire : non pas le laïcisme ou l’extirpation autoritaire du religieux, mais une laïcité fondée sur l’égale liberté de conscience et qui doit à son tour éviter de basculer en une forme de religion ou du moins de doctrine d’État – une tentation qui n’a pas été étrangère à l’histoire de la République, si l’on pense au culte de l’être suprême, par exemple. Il s’agit aussi de lutter contre un détournement identitaire de la laïcité qui pose que l’islam comme tel est incompatible avec la République. Cependant cette laïcité radicale impose aussi, bien évidemment, de refuser toutes les tentatives plus ou moins ouvertes de limiter la liberté d’expression, de caricature et de pénaliser le blasphème au nom du « respect des religions ».

É. L.-R. : Toujours dans Sécularisation et laïcité paru aux PUF en 2007, vous défendez, d’un point de vue théorique, le port des signes religieux à l’école mais reconnaissez qu’ « on puisse justifier cette décision (l’interdiction du port des signes religieux) par d’autres raisons, momentanées et contingentes, tenant à des rapports de force ou à des motifs d’ordre public » (p. 131), ce qui permettra peut-être de mettre à l’épreuve votre concept de « laïcité radicale ». En tant qu’enseignante de philosophie dans l’académie de Créteil, je souhaiterais vous faire part de certains phénomènes que j’ai pu observer dans les lycées. Je suis pour ma part favorable à l’interdiction du port des signes religieux pour des raisons pragmatiques et non théoriques (et j’abandonne pour un temps mes habits de « derridienne », qui se doit de déconstruire l’opposition entre théorie et pratique – mais j’avoue que la réalité du terrain fait parfois, hélas, vaciller mes convictions philosophiques).

La première raison est la pression qu’exerce non pas l’administration ou les professeurs sur les élèves, mais bien les élèves sur l’ensemble de l’institution scolaire. Car le signe religieux, pour beaucoup d’élèves, est devenu en fait un vecteur de revendications politiques et sociales : ceux-ci cherchent à se rendre visibles socialement et politiquement dans la sphère publique via la religion. Or cette confusion, qui est historiquement datée (au début des années 80, ces revendications étaient encore préférentiellement politiques, et la question de la religion s’est massivement introduite dans les banlieues dans les années 90), est préoccupante, même si elle est vraisemblablement temporaire. Céder sur le port du signe religieux impliquerait certainement toute une cascade d’autres revendications – véritablement entendues dans les classes –, comme la modification des programmes scolaires, l’introduction de salles de prière et de repas certifiés purs dans les lycées publics, la fin de la mixité entre filles et garçons.

La deuxième raison est la pression sociale ou familiale exercée sur certains jeunes (et c’est beaucoup plus critique pour les jeunes filles), qui se voient forcés de porter des signes religieux ou de suivre une ligne de conduite religieuse sous peine d’être, au mieux, insultés, au pire harcelés voire même agressés. L’école publique représente alors un lieu de neutralisation certes temporaire et peu satisfaisant puisque le problème est en amont, mais néanmoins bien réel, de ces tensions.

La troisième raison est le renforcement du communautarisme – déjà très prégnant – que cela risque d’engendrer dans les écoles. Les élèves, qui connaissent l’appartenance religieuse des uns et des autres, puisqu’il est de plus en plus mal vu – il est vrai essentiellement dans les classes dites de « faible niveau » (filières technologiques et professionnelles) – de se déclarer athée, risquent de ne se rencontrer et de ne se juger qu’en fonction de leur appartenance religieuse.

Ne pensez-vous pas finalement que la « laïcité radicale » et l’exercice de l’esprit critique que vous défendez ne soient possibles que dans un climat social apaisé où tous les citoyens seraient, également, non seulement dégagés de toute pression sociale mais auraient aussi la capacité cognitive et langagière, d’exercer leur droit à la parole et à la pensée, ce qui est loin d’être le cas dans notre société ?

J.-C. M. : Pour répondre trop brièvement : je ne « défends pas le port des signes religieux à l’école », je montre simplement qu’on ne peut pas déduire l’exclusion des signes religieux ostentatoires pour les élèves  des principes de la laïcité tels que je les ai reconstruits. Au demeurant, des philosophes de la laïcité qui s’étaient engagés dans ce combat, comme Catherine Kintzler, m’ont accordé ce point : ce n’est pas des principes énoncés par la loi de 1905 qu’on peut tirer l’interdiction des signes religieux pour les élèves ; ce serait, selon elle, d’après des principes nouveaux qui sont nés dans le contexte de la lutte contre l’islamisme même, dans les années 1990. Mais ces principes-là, contrairement à ceux de 1905, ne sont pas énoncés par la loi et je trouve problématique d’invoquer la laïcité de façon floue, non fondée sur des textes. Ensuite, on peut avancer des raisons pragmatiques, de trouble à l’ordre public, pour justifier cette interdiction, comme la circulaire de Jean Zay avait interdit les signes politiques renvoyant à des « factions » qui s’affrontaient dans la rue, en 1936. Mais il importe de distinguer les plans.

Je ne suis pas sûr de comprendre votre objection sur ma conception de la laïcité radicale qui impliquerait un climat social apaisé : l’acquisition de l’esprit critique me semble être une des tâches d’une école républicaine ou démocratique, quel que soit le climat social ; il est vrai que dans le sillage de Condorcet, j’aurais tendance à dire que la République elle-même, la Déclaration des droits de l’homme, etc., ne doivent pas être présentés comme des Tables de la loi tombées du Ciel, mais comme des réalisations humaines, qui ont pu avoir leurs limites, autrement dit : l’enseignement républicain doit pouvoir inclure une certaine distance critique à l’égard de la République telle qu’elle a été (dans son histoire coloniale, par exemple) et telle qu’elle est, dans son inachèvement en tant que « République sociale », par exemple. Cette distance doit sûrement elle-même éviter de verser dans les réductions haineuses qui ramènent l’histoire de la République à ses pages les moins glorieuses, qui prétendent que les colonies continuent dans nos banlieues et que l’État français est intrinsèquement raciste ou « islamophobe » ; elle n’empêche évidemment pas une défense des bienfaits des institutions républicaines, au contraire. Est-ce fragiliser l’idée républicaine et surestimer les capacités cognitives et réflexives des élèves que d’inclure cette distance critique ? Je crois plutôt que la meilleure défense de l’esprit républicain bien compris consiste à reconnaître le caractère perfectible de nos institutions, dont l’ouverture même à l’avenir et à la critique montre la supériorité par rapport aux formes dogmatiques, totalitaires ou théocratiques de la politique.

É. L.-R. : Pour finir, je reviendrai sur une problématique derridienne. Derrida, dans Foi et savoir (Seuil, 2000), qualifie ce qu’il appelle la « mondialatinisation » comme cette « alliance étrange du christianisme, comme expérience de la mort de Dieu, et du capitalisme télé-technoscientifique » qui serait, selon lui, « à la fois hégémonique et finie, surpuissante et en voie d’épuisement ». Ce concept de mondialatinisation, en replaçant la foi à l’intérieur même du savoir selon un geste non hégélien, ne déconstruit-il pas celui de sécularisation en montrant que celle-ci ne serait que le déploiement d’une forme chrétienne de la foi ? Ce soupçon d’une mondialatinisation fondée sur une foi qui s’ignore comme foi (ce qui me semble différent d’une « sécularisation-transfert »), mais qui demeure comme principe du lien politique et du savoir ne permet-il pas de penser, avec Derrida, une forme universelle de la foi ? Et la possibilité de reconstruire un espace public qui se fonderait sur une foi indéconstructible, sans rapport avec le nom d’un Dieu, mais laissant la possibilité à toutes les formes de croyances articulées à une religion spécifique de s’exprimer librement ?

J.-C. M. : Derrida a en effet souvent émis de lourdes réserves vis-à-vis du concept de sécularisation, proposant d’y substituer d’autres approches, comme celle que vous évoquez : penser les effets d’une « mondialatinisation » qui se traduirait par la diffusion, au plan mondial, de schèmes et de concepts « latins », « romains », à commencer par la compréhension romaine du « religieux », mais aussi par la diffusion des pratiques et des problématiques du « pardon » public (et de la « repentance ») qu’il avait analysées jusqu’en Afrique du Sud (avec les travaux de la Commission Vérité et Réconciliation, sous l’égide de Mgr Desmund Tutu) et qu’on retrouvait aussi bien en Amérique du Sud qu’au Japon comme travail politique pour sortir de situations de guerres civiles ou surmonter des traumatismes historiques. Dans La Querelle de la sécularisation, je m’étonnais cependant de l’argument qui, d’un côté, prétend récuser le concept de « sécularisation » comme étant « trop chrétien » par son origine, son étymologie, la structure conceptuelle qui le sous-tend – la distinction du « siècle » et de la « règle » -, pour introduire ensuite, d’un autre côté, des concepts alternatifs qui ne me semblent pas moins chargés d’histoire occidentale – « mondialatinisation » ou « horizon kénotique de la mort de Dieu ». (De même, d’ailleurs, répétant le rejet par Heidegger du concept de sécularisation, la « déconstruction du christianisme » initiée par Jean-Luc Nancy me paraissait-elle entièrement contourner une nécessaire explication avec Blumenberg lorsqu’elle présupposait que le monde moderne ne serait essentiellement rien d’autre que le monde chrétien sécularisé). Je dois dire que Derrida avait accueilli avec une grande ouverture et générosité cette amorce de débat, par une lettre où il me disait son enthousiasme et le fait que les développements de La Querelle de la sécularisation consacrés à Carl Schmitt, en particulier, recoupaient nombre de ses intérêts du moment – en 2002, il travaillait en effet sur la souveraineté, la peine de mort, etc.  Malheureusement, sa disparition en 2004 ne nous a pas permis de poursuivre la discussion ; la parution du cours sur la peine de la mort m’a entretemps éclairé sur la volonté de Derrida de « penser le théologico-politique à partir de la peine de mort », nouant ensemble la question de la souveraineté et du « droit de vie et de mort » autrement que ne l’avait fait Foucault ; elle m’a néanmoins aussi confirmé que Derrida prenait trop pour acquise, à mon sens, la compréhension de la théologie politique et de la souveraineté moderne élaborée par Carl Schmitt, ce qui le conduit à sous-estimer certaines discontinuités modernes, et l’importance normative qu’il y a, selon moi, à défendre la sécularisation, un concept dont on ne peut pas se passer sans dommages.

Pour reprendre ainsi votre question : la « sécularisation » n’est-elle que le « déploiement d’une forme chrétienne de la foi », là où la « mondialatinisation » permettrait de situer une « foi indéconstructible » au fondement du lien social et rendrait ainsi compte, sur un mode moins « christianocentré », d’une forme universelle de foi (qui peut être « non religieuse », ou ne pas se percevoir comme telle) ? C’était le pari des textes de Derrida sur la religion, mais j’avoue un certain scepticisme, non pas tant sur le fait que le concept de sécularisation est bien le fruit d’une histoire sédimentée particulière et comporte des biais liés à une conception chrétienne de la religion – c’est certain, et le versant critique de ces textes de Derrida me semble précieux à cet égard, contre l’ethnocentrisme et l’évolutionnisme souvent sous-jacents aux usages naïfs du concept et du « récit » de sécularisation  – que sur la vertu des concepts alternatifs proposés. L’idée que toute société renvoie à un noyau de croyances qu’elle ne peut objectiver n’est guère nouvelle, c’est une des idées de base de la sociologie des religions, dans sa tendance durkheimienne. En en parlant comme d’une « foi », cependant, on projette à son tour un concept très déterminé, et qui renvoie plutôt, dans sa construction chrétienne, au pôle subjectif de l’adhésion religieuse, sur une réalité qu’on veut saisir comme universelle, et cela me semble peu pertinent – du moins, je ne vois pas bien ce que l’on gagne. Je ne vois pas en quoi « foi indéconstructible » est un concept moins « occidental » ou moins « chrétien » que « sécularisation ». Si c’est la prétention de ce concept à rendre compte d’expériences multiples, confessionnellement et culturellement variées, qui est en jeu ici, ce n’est pas tellement à leur origine qu’il faut s’attacher, me semble-t-il, mais à leur capacité à rendre compte de structures communes et de processus contingents. Pour cela, il est sûrement bon de développer des « récits plus subtils », comme le propose Charles Taylor, ou de suivre des complexes mouvants mettant aux prises pouvoirs politiques et religieux dans différents contextes, comme y invite Hans Joas. La notion de « mondialatinisation » peut-elle contribuer à ce programme de redescription des processus qui affectent les « religions mondiales » aujourd’hui ? J’en ai vu peu d’usages appliqués qui confirmeraient sa force heuristique.

SERGE MARGEL — ALGERRIDA, ou le déracinement. La religion, la langue et la francophonie

Serge Margel, « ALGERRIDA, ou le déracinement. La religion, la langue et la francophonie », L’à venir de la religion, revue ITER Nº1, 2018.

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« La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, la chaleur d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple.

Abolir la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. »

Karl Marx, Critique du droit politique hégélien

§1 — Reposer une fois de plus la question du religieux ira de pair, ici, avec la question de la langue, et plus précisément de la langue française. Comment repenser le religieux à partir d’une langue particulière, dite naturelle et nationale, comme le français ? Une question qui devra encore se décliner avec l’idée d’une langue en situation de terre étrangère ou, comme on dit, le français en dehors de la France. Qu’en est-il de la religion en situation de francophonie ? Qu’est-ce que la francophonie fait du religieux, fait au religieux, dès lors qu’on le considère en situation ? Dans « Abraham, l’autre », paru en 2003[1], Derrida engage une lecture du livre de Sartre, Réflexions sur la question juive[2], et de son hypothèse majeure, selon laquelle ce qui fait le Juif, ce sont les autres qui le tiennent pour Juif. Une lecture critique, partagée entre l’admiration et le doute. Derrida souligne un point qui me semble important. Un point latéral pour le concept de religion, mais qui pose déjà la question des liens entre la religion, la langue et la francophonie :

Ce qui aura donc inquiété, écrit Derrida, et en vérité découragé ma lecture confiante de ces Réflexions sur la question juive, c’est d’abord le fait que Sartre détermine et délimite avec confiance son propos en précisant qu’il limitera son analyse aux Juifs de France, voire aux Juifs français. Cette limitation procède logiquement du concept de « situation » qui est le fil conducteur et le concept organisateur de tout ce discours. Sartre écrit : « Si je veux savoir qui est le Juif, je dois, puisque c’est un être en situation, interroger d’abord sa situation sur lui. Je préviens que je limiterai ma description aux Juifs de France car c’est le problème du Juif français qui est notre problème ».[3]

Qui est le Juif français, et en quoi consiste l’être en situation d’un Juif de France ? Et surtout dans quelle mesure cette situation concerne-t-elle la notion de religieux ? Pour répondre à cette question, il faut faire un tour de plus dans la déclinaison des attributs identitaires. De la réduction du Juif au Juif français, il faut passer au Juif français d’Algérie, ou à l’être en situation d’ambiguïté nationale et religieuse de ceux qu’on nomme les « Juifs indigènes » d’Algérie, comme le rappelle Derrida, évoquant son enfance à Alger. La question simple, froide et troublante est la suivante : l’attribut de « Juifs indigènes » d’Algérie est-elle contenue dans la notion de Juifs de France ?

Or, voilà, ne sont pas seulement exclus de l’analyse tous les Juifs non français, selon en somme une frontière méthodologique et situationnelle assez clairement décidable, mais terriblement, et si artificiellement, conventionnellement restrictive, injustifiable en vérité dans un cas aussi singulier. Se trouvent également hors champ, si je puis dire, tous ces étranges Juifs non-étrangers qui, comme moi, si j’ose dire, comme les Juifs d’Algérie de ma génération, n’étaient, de mille façons, indécidablement, ni français ni non-français. Et cette indécision de la frontière ne tenait pas seulement à la citoyenneté, ni au fait que « nous » avions perdu, puis retrouvé, entre 1940 et 1944, une jeune citoyenneté qui fut octroyée, moins d’un siècle auparavant, par le décret Crémieux de 1870. Cette turbulence quant à la citoyenneté française se compliquait, de façon abyssale, pour ceux qu’on appela pendant la guerre et une bonne partie de mon adolescence, les « Juifs indigènes » d’Algérie (je m’en suis un peu expliqué dans Le Monolinguisme de l’autre et dans « Circonfession ») quant à la religion, la langue, la culture, la séquence très singulière d’une histoire coloniale dont le type fut, j’ai essayé de le démontrer, unique au monde, etc.[4]

Il faut poser la question du religieux, des liens entre la religion et la langue, à partir de cette situation ambigüe de l’histoire coloniale, du Juif d’Algérie, « ni français ni non-français ». L’ambiguïté d’un enchaînement d’attributs identitaires, dans le Juif français non-français d’Algérie, évoque un des plus puissants motifs du religieux : celui du déracinement. S’il y a du religieux, si la question religieuse revient toujours, et si les religions n’ont pas fini de faire entendre des voix, fussent-elles des voix fantômes, c’est qu’au fond de l’abîme des identités demeure toujours du déraciné. La question du religieux est liée à ce déracinement, qu’il faut penser non comme un accident, mais dans sa radicalité. Un déracinement radical, comme on parle du mal radical, qui concerne donc la racine ou les racines. On pourrait presque dire « le déracinement transcendantal du religieux », dont l’exemple parfait – ce qui n’en fait pas pour autant un modèle du genre – serait le Juif indigène d’Algérie, ni français ni non-français. Le motif du déracinement est d’ailleurs évoqué par Derrida dans « Foi et savoir » :

Cette automaticité [d’une machine à faire des dieux, dont parle Bergson] quasi spontanée, irréfléchie comme un réflexe, répète encore et encore le double mouvement d’abstraction et d’attraction qui à la fois arrache et rattache au pays, à l’idiome, au littéral ou à tout ce qu’on rassemble confusément aujourd’hui sous le terme de l’« identitaire » : en deux mots ce qui à la fois ex-proprie et ré-approprie, dé-racine et ré-enracine, ex-approprie selon une logique que nous devrons formaliser plus tard, celle d’auto-indemnisation auto-immune.[5]

Le religieux concerne ce mouvement perpétuel – qu’on qualifie parfois, et souvent trop rapidement, de « retour » – du déracinement et du ré-enracinement, envers la terre ou le sol, la langue ou l’idiome. Ces racines-là sont toujours liées à une terre, ou à un territoire national, et à une langue ou un idiome. Un vieux trio – le religieux, la terre et la langue – qu’un certain déracinement vient bouleverser, devenant ainsi lui-même le lieu d’une expérience. Derrida fait du déracinement d’un Juif indigène d’Algérie, ni français ni non-français, une véritable expérience transcendantale, qui aura conditionné sa situation de penseur de l’éthique, du politique et du religieux :

J’espère le dire mieux plus tard, mais il est sûr que je n’aurai pas eu sans cette expérience le même accès, ni peut-être aucun accès tout court, aux motifs éthico-politiques qui m’ont dès longtemps retenu autour de ce que j’ai appelé une « nouvelle internationale », au-delà même du cosmopolitisme (c’est-à-dire de la citoyenneté du monde, contre laquelle je n’ai rien, bien sûr, au contraire, sauf qu’elle implique encore, en tant que citoyenneté, l’enracinement du politique et de la démocratie dans le territoire et dans l’État), ou autour de ce que j’ai surnommé le désert dans le désert, la khôra ou la messianicité sans messianisme, ou de l’im-possible comme le seul événement possible, par exemple dans l’inconditionnalité du don, du pardon, du témoignage, de l’hospitalité, etc. Tous ces motifs sont, je l’espère, conséquents, en tout cas en affinité avec l’expérience qui reste singulièrement la mienne, et avec un destin scellé dès l’enfance d’un petit Juif français doublé d’un petit Juif indigène d’Algérie, d’une Algérie mal-nommée ou sur-nommée Algérie française, qui le fut de moins en moins, et que l’enfant n’a guère connue, en somme, qu’en temps de guerre, d’une guerre l’autre.[6]

Faire l’expérience du déracinement, la vivre et à la fois la « cultiver », représente non seulement une condition pour penser le religieux, mais c’est aussi faire l’expérience du religieux – ce qui ne veut pas dire faire une expérience religieuse. Selon mon hypothèse, faire l’expérience du déracinement – et plus précisément d’un déracinement radical, d’un déracinement qui ne chercherait pas à « faire repousser des racines ailleurs » – revient à éprouver les liens formels, tumultueux et turbulents, entre une langue idiomatique et une religion particulière. Être en situation de Juif indigène en Algérie française, c’est vivre dans sa chair, dans son corps, dans sa voix, ce que la langue française fait à la religion juive, à l’identité religieuse, politique et culturelle d’un Juif francophone « assimilé ».

§2 — Il s’agit de deux hypothèses sur la religion. Premièrement, le déracinement radical permet de repenser le religieux au-delà de tout conditionnement national et linguistique. Deuxièmement, l’expérience du déracinement est la condition même du religieux. Or, ce déracinement laisse le sujet errant, à cheval entre les langues, les nations, les religions, sans terre propre, sans langue à-soi, presque sans corps, ou laisse le corps en souffrance. Ce déracinement, c’est le lieu d’une souffrance et d’une chance tout à la fois, qu’il faut « cultiver » pour repenser le lien entre la langue, la terre et la religion. Dans Le monolinguisme de l’autre[7], auquel se réfère Derrida dans « Abraham, l’autre », plusieurs pages en effet sont consacrées à cette question. Au chapitre sept du livre, et toujours sur le même ton, partagé entre confidences autobiographiques et réflexions théoriques, Derrida revient sur son enfance en Algérie, l’identité du « Juif indigène », la langue francophone de l’époque coloniale, et cette nationalité française accordée puis retirée, créant ainsi ce sous-ensemble ambigu autant qu’abyssal des citoyens « ni français ni non-français ». Or, quelques pages avant d’ouvrir sur une très longue et fameuse note, concernant de célèbres Juifs ashkénazes « assimilés », Franz Rosenzweig, Hannah Arendt et Emmanuel Levinas, Derrida évoque la difficulté pour les « Juifs indigènes » de s’identifier eux-mêmes. Cette situation concerne directement la question du religieux. Il ne s’agit pas d’affirmer une non-identité, ou le statut d’apatride, mais bien de faire l’expérience d’un impossible, ou d’éprouver son incapacité à s’identifier proprement. Les « Juifs indigènes » d’Algérie, pour la plupart sépharades, ne sont pas sans identité, mais ils ne peuvent pas s’identifier proprement à cette identité :

Citoyens français depuis 1870, écrit Derrida, et jusqu’aux lois d’exception de 1940, ils ne pouvaient s’identifier proprement, au double sens du « s’identifier soi-même » et du « s’identifier-à » l’autre. Ils ne pouvaient s’identifier selon des modèles, normes ou valeurs dont la formation leur était étrangère, parce que française, métropolitaine, chrétienne, catholique. Dans le milieu où je vivais on disait « les catholiques », on appelait « catholiques » tous les Français non juifs, même s’ils étaient, parfois, protestants, ou, je ne sais plus, orthodoxes : « catholique » signifiait tout ce qui n’est ni juif ni berbère ni arabe. Ces jeunes Juifs indigènes ne pouvaient alors s’identifier facilement ni aux « catholiques » ni aux Arabes ou aux Berbères dont en général, dans cette génération, ils ne parlaient pas la langue. Deux générations auparavant, certains de leurs grands-parents parlaient encore l’arabe, au moins un certain arabe.

Mais déjà étrangers aux racines de la culture française, même si c’était là leur seule culture acquise, leur seule instruction scolaire, et surtout leur seule langue, étrangers plus radicalement encore, pour la plupart, aux cultures arabe ou berbère, ces jeunes « Juifs indigènes » restaient de surcroît, pour la plupart d’entre eux, étrangers à la culture juive : aliénation de l’âme, étrangement sans fond, une catastrophe, d’autres diraient aussi une chance paradoxale. Telle aurait été en tout cas l’inculture radicale dont je ne suis sans doute jamais sorti. Dont je sors sans en être sorti, en sortant tout entier sans m’en être jamais sorti.[8]

L’être en situation du « Juif indigène » déraciné, c’est de ne jamais pouvoir « s’identifier ». Avec la polysémie du verbe réflexif, il faut entendre non seulement s’identifier soi-même et s’identifier à l’autre, mais aussi être identifié par l’autre. C’est le processus d’identification qui semble faire défaut, à ce point d’ailleurs, à ce degré de radicalité, que ces « Juifs » « restaient de surcroît, pour la plupart d’entre eux, étrangers à la culture juive ». À partir de là, peut-on penser une identité qui ne passe plus par la question du propre, peut-on s’identifier sans s’identifier proprement, à soi-même, à l’autre et par l’autre ? Y a-t-il de l’identité sans propriété, voire de l’identité impropre ? Serait-ce encore de l’identité ? Mais n’est-ce pas là surtout que se pose la question du religieux ? Cette identité sans propriété, à supposer qu’elle soit possible, qu’elle ait un sens, serait sans conteste liée à cette « expropriation collective », dont parle Derrida sur le ton de l’épreuve. Une expropriation politique, linguistique et religieuse, qui opère justement comme un processus de déracinement, et que Derrida nomme « une insidieuse contamination chrétienne ». Elle passe par les mots, par les coutumes et les croyances, les transforme du dedans, en reconfigure l’héritage, la mémoire, dénommant la bar-mitzva « communion » et la circoncision « baptême » :

J’avais affaire, pensais-je alors à un judaïsme des « signes extérieurs ». Mais je ne pouvais me révolter, et crois-moi, je me révoltais contre ce que je tenais pour des gesticulations, en particulier les jours de fête dans les synagogues, je ne pouvais m’emporter que depuis ce qui était déjà une insidieuse contamination chrétienne : la croyance respectueuse en l’intériorité, la préférence pour l’intention, le cœur, l’esprit, la méfiance à l’égard d’une littéralité ou d’une action objective livrée à la mécanicité du corps, bref une dénonciation si conventionnelle du pharisaïsme. […]

Quant à la langue, au sens étroit, nous ne pouvions même pas recourir à quelque substitut familier, à quelque idiome intérieur à la communauté juive, à une sorte de langue de retraite qui aurait assuré, comme le yiddish, un élément d’intimité, la protection d’un « chez-soi » contre la langue de la culture officielle, un auxiliaire d’appoint dans des situations socio-sémiotiques différentes. Le « ladino » n’était pas pratiqué dans l’Algérie que j’ai connue, en particulier dans les grandes villes comme Alger, où la population juive se trouvait concentrée.[9]

Cette contamination chrétienne est insidieuse, en ce sens qu’elle opère par la langue et sur la langue. Elle modifie les termes et transforme le nom des choses. Mais elle prive aussi la langue de tout idiome, donc encore une fois de tout recours possible à de l’identité, de l’intimité, de la propriété ou du « chez soi ». Et si ce déracinement radical est aussi une chance, pour la pensée, qu’il faut saisir et cultiver, alors cette « chance paradoxale » permet de reconsidérer les liens complexes entre religion et déracinement. À partir de là, on pourrait engager une histoire anthropologique et socioculturelle du déracinement, comme nouvelle histoire du religieux. On pourrait relire autrement l’avènement du Déluge, la construction de Babel et la confusion des langues, l’exil d’Abraham, la vocation de Moïse et l’exode égyptien, et tant d’autres récits bibliques, juifs, chrétiens et musulmans, où le déracinement radical ouvre à chaque fois différemment la question du religieux, articulant les liens entre la langue, la terre et la religion.

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[1] Jacques Derrida, « Abraham, l’autre », in Judéités. Questions pour Jacques Derrida, sous la direction de Joseph Cohen et Raphael Zagury-Orly, Paris, Galilée, 2003, p. 28.

[2] Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Paris, Gallimard, 1946.

[3] Jacques Derrida, « Abraham, l’autre », op. cit., p. 28. Le texte de Sartre, Réflexions sur la question juive, est cité dans l’édition de 1954 (Paris, Gallimard), p. 73.

[4] Ibid., pp. 28-29.

[5] Jacques Derrida, « Foi et savoir. Les deux sources de la « religion » aux limites de la simple raison », in La religion, sous la direction de Jacques Derrida et Gianni Vattimo, Paris, Le Seuil, 1996, p. 56.

[6] Jacques Derrida, « Abraham, l’autre », op. cit., p. 29.

[7]  Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996.

[8] Ibid., pp. 87-88.

[9] Ibid., pp. 89-91.

JACQUES DERRIDA — Terreur et religion. Pour une politique à venir

Jacques Derrida, « Terreur et religion. Pour une politique à venir. Dialogue avec Richard Kearney », traduit par Thomas Clément Mercier, L’à venir de la religion, revue ITER Nº1, 2018

Traduit de l’anglais par Thomas Clément Mercier (CEFRES, Charles University, Prague)

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Note du traducteur

Le texte qui suit est la traduction d’un entretien avec Jacques Derrida, conduit par Richard Kearney à New York le 16 octobre 2001[1]. Cette discussion, menée en anglais et entièrement improvisée, prit donc place très peu de temps après les attentats dits « du 11 septembre ». Inévitablement, la conversation est fortement marquée par son contexte, mais elle ouvre sur des questions plus larges ayant trait au rapport entre violence, politique et religion. Ces questions lui confèrent une actualité qui n’échappera à personne.

De son propre aveu, certains des propos tenus par Derrida dans cet entretien pris sur le vif pourront sembler rapides ou simplificateurs – c’est la loi du genre. Pour les lecteurs qui souhaiteraient approfondir ces notions, j’ai établi une courte bibliographie sélective, qui figure à la suite de l’entretien. Les thèmes abordés ici par Derrida résonnent en effet avec plusieurs de ses publications – au premier chef l’essai Foi et savoir, auquel Derrida se réfère à plusieurs reprises, et qui constitue l’analyse la plus « substantielle » qu’il ait publiée au sujet de « la religion ». Sur un thème similaire, les éditions Galilée ont récemment republié Surtout, pas de journalistes !, qui traite notamment du rapport entre religions et technologies des médias. Pour ceux qui seraient intéressés par les analyses ébauchées par Derrida au sujet du terrorisme et des relations internationales, je recommande vivement la lecture de Voyous, ainsi que les entretiens recueillis dans Le « concept » du 11 septembre (en collaboration avec Jürgen Habermas) – deux ouvrages à mon avis essentiels. Enfin, concernant les questions posées par Derrida au sujet de l’Islam politique, des rapports (coloniaux ou post-coloniaux) entre « monde arabo-musulman » et « Europe », ou telles formules qui semblent verser dans un certain optimisme européen qui paraîtra particulièrement détonnant dans le contexte actuel, je voudrais conseiller la lecture de L’autre cap, et surtout celle d’un texte important, « Fidélité à plus d’un », publié en 1998 dans les Cahiers Intersignes (édités par Fethi Benslama). Ce texte étant pratiquement introuvable aujourd’hui, je me permets d’en citer ici un long extrait – une greffe que l’on pourra lire, au choix, comme une introduction, une ouverture, ou un envoi.

Voici ce que dit Derrida :

À tel moment, m’a-t-il semblé, Hachem Foda fit allusion à une recommandation qu’il appela islamique – et qui, paradoxalement, venait de quelqu’un qui se sépare. C’est au moment de se séparer qu’il est dit : « Ne te sépare pas de la communauté des musulmans (jamâ’a), sois avec le prochain comme musulman. Pour être musulman, il faut être avec les musulmans », etc. […]

« Être-avec les musulmans », si cette injonction vient de quelqu’un qui se sépare, à qui s’adresse-t-elle alors ? à un peuple musulman déjà constitué, avec lui-même déjà rassemblé ? À une nation musulmane à venir ? une nation particulière – ou universalisable ? S’il y a un destinataire supposé de l’adresse, se détermine-t-il déjà comme musulman ? ou le devient-il, le deviendrait-il, le deviendra-t-il pour avoir entendu l’appel ? Au moment où un tel appel se lance ou s’élance, il n’y aurait pas encore d’Islam – ou en tout cas point encore de musulman. L’Islam serait l’avenir, mais alors seulement à venir. Personne ne saurait s’en réclamer comme d’une donnée, nul ne saurait le revendiquer comme le passé d’une lettre scellée, toute prête pour le dogme, l’orthodoxie et le dogmatisme. Et pourtant il ne s’agit pas, bien au contraire, d’effacer le passé ou l’héritage de la lettre au nom de l’avenir, seulement ou plutôt de soustraire ces notions (passé, hérité, héritage, donné, sceau, etc.) à une interprétation courante et dominante : le présent-passé d’une chose disponible et appropriable, un objet manipulable par un sujet, etc. […]

Il y a des Islams, il y a des Europes. Des deux côtés certains discours ne se laissent pas si facilement classer ou accuser. C’est dans cette hétérogénéité que nous devrions peut-être, me semble-t-il, miser les uns et les autres. Non seulement d’un point de vue « politique ».[2]

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ENTRETIEN

Richard Kearney : Au cours d’un entretien avec Dominique Janicaud, publié dans le second volume de Heidegger en France[3], vous expliquiez que la déconstruction maintient une préférence pour la discontinuité plutôt que pour la continuité, pour la « différance » plutôt que pour la réconciliation. Ces deux traits travaillent constamment votre pensée. Je me pose la question suivante : en pratique, que pourrait signifier cette préférence au regard de la crise que traverse notre imaginaire politique ? Dans le sillage du « 11 septembre », beaucoup ont parlé d’un conflit entre l’Occident et l’Islam. En Irlande du Nord, la question du désarmement a fait l’objet de nombreuses négociations. Il y a toujours de multiples tensions entre le Pakistan et l’Inde et, bien sûr, entre Palestiniens et Israéliens.

Instinctivement, je me demande si nous n’avons pas justement besoin de réconciliation dans ces zones du monde. C’est peut-être une question naïve, mais elle est avant tout pragmatique. Ne pourrait-on envisager la rencontre entre une herméneutique de la réconciliation et une déconstruction de la différance ? Et quelles en seraient les conséquences pour repenser des notions telles que l’accord ou la concorde, le consensus et la résolution des conflits ?

Jacques Derrida : C’est une très bonne question. Si je devais répondre d’un mot, je dirais que je n’ai évidemment rien contre la réconciliation, du point de vue politique ou social. Je pense que nous devons faire notre possible pour permettre une réconciliation digne de ce nom et promouvoir la fin de la guerre, l’arrêt des violences, etc. Et puisque vous avez mentionné plusieurs exemples de ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, notamment une guerre et un terrorisme qui ne sont ni une guerre ni un terrorisme au sens classique de ces termes, et de nouvelles formes de violence qui remettent en question les vieux concepts de guerre, de terrorisme, et même d’État-Nation, je dirais que dans tous ces cas mon choix politique serait, bien sûr, celui de la réconciliation. Mais celui d’une réconciliation qui ne serait pas simplement l’expression d’un compromis à travers lequel l’autre se verrait refuser sa singularité, son identité, ou son désir – ce qui est précisément toujours le cas. Je serais pour une réconciliation qui ne se réduirait pas à une sorte de « transaction » [« deal »] qui viserait à profiter de l’autre ou à l’exploiter. S’il était possible de mettre en œuvre une réconciliation qui soit juste, je me rangerais bien sûr du côté de la réconciliation. En chaque occasion, mon choix se portera du côté de la vie et non de la mort. Cela dit, dans tous les conflits que vous avez mentionnés, si nous voulons faire justice à chaque camp, je crois qu’il faudrait d’abord reconnaître que toutes les parties concernées pensent agir pour une cause juste. Ceux qui ont détourné des avions le 11 septembre, ou ceux qui ont planifié les attaques à l’anthrax, croient certainement que leurs actions répondent à des provocations antérieures, à des pratiques terroristes initiées par leurs ennemis, par exemple à des actes de terrorisme d’État mis en œuvre par les États-Unis. S’il pouvait y avoir une forme de réconciliation qui mette fin aux violences et exprime un accord réel ou une conviction commune – alors, dans ce cas, pourquoi pas ? Mais je serais beaucoup plus réticent si une telle réconciliation n’était qu’un cessez-le-feu, un prétexte pour que les violences recommencent dès le lendemain, l’un cherchant à nouveau à prouver qu’il est plus fort que l’autre. Aujourd’hui, puisque nous ne pouvons éviter de parler du « 11 septembre », et puisque j’ai beaucoup de mal à commencer un discours ou un débat public sans faire référence aux événements indicibles que l’on nomme par cette date, je dirais que le type de violence est tel qu’il ne pourra y avoir de réconciliation sans que la violence s’arrête.

R. K. : Est-ce une précondition ?

J. D. : Entendons-nous bien : je ne crois pas à l’innocence des États-Unis. Néanmoins, étant donnée la situation, et quelle que soit la nature de leurs intentions, il ne pourra y avoir de réconciliation sans que ce type de violence soit stoppé, que ce soit par des moyens militaires ou policiers. Cela dit, nous n’évoluons déjà plus sur le même terrain. À supposer que nous puissions identifier les auteurs de ces attentats criminels (disons, pour aller vite, ben Laden ou ses partisans), et qu’ils soient capturés ou tués, la situation ne s’en trouvera pas changée. Pour que la réconciliation trouve un terrain favorable, il faudra un changement radical dans le monde – je dirais même qu’il faudrait une sorte de révolution. Une réconciliation digne de ce nom requiert certes que la violence soit contenue par une force militaire ou policière, ou par ce qu’on appelle les forces de maintien de la paix. Mais cela ne suffit pas : il faut un changement de mentalité chez ceux qui sont en position de force.

R. K. : Mais qui est en position de force ?

J. D. : Dans la situation actuelle, les plus forts deviennent les plus faibles, et inversement. Prenez par exemple le cas des armes biologiques – qui d’ailleurs, comme nous le savons, ont d’abord été fournies par les États-Unis. Il suffit de lire, entre autres sources, le livre que Noam Chomsky a consacré aux États voyous[4]. Chomsky rappelle que les États-Unis ont procuré à Saddam Hussein non seulement les techniques, mais aussi les substances servant à produire ces armes. Cela explique les tensions vis-à-vis de l’Irak : les Américains savent que Saddam a les capacités de produire ces armes. C’est pourquoi je disais que je ne crois à l’innocence de personne dans cette affaire. Néanmoins, puisque je me place du côté de la démocratie, de la démocratie à venir, je ne souhaite qu’une chose : que le processus d’une réconciliation radicale, qui suppose une transformation totale de la situation politique, commence par une cessation significative de toutes les violences. Bien que je demeure suspicieux envers les politiques américaines, je crois qu’aujourd’hui les États-Unis n’ont d’autre choix que de se protéger, et de détruire le terrorisme à sa source – une chose terrible, mais inévitable.

Mais revenons à la question de la réconciliation en tant que telle. Car tout ce que je viens de dire ne concernait qu’un seul niveau, celui de la situation politique actuelle. Si l’on parle d’une réconciliation d’un type plus radical, au-delà du politique – car le politique n’est qu’une des strates de notre question – je dirais qu’il ne faut pas suspendre la relation à l’autre, même si c’est au nom d’un certain espoir, d’un salut ou d’une résurrection. J’ai lu le livre admirable que vous avez écrit à ce sujet. Et c’est peut-être une différence entre vous et moi : l’indétermination de la promesse messianique vous laisse insatisfait. Pour aller vite, je dirais que vous, Richard, ne souhaitez pas abandonner l’espoir d’une rédemption, d’une résurrection, etc. – et moi non plus. Mais je soutiendrais que si l’on n’est pas prêt à suspendre toute détermination de l’espoir, alors notre rapport à l’autre redevient économique…

R. K. : Est-ce dû au fait que l’espoir réinscrit le rapport à l’autre dans un horizon d’attente, un certain imaginaire ou une certaine interprétation ?

J. D. : Encore une fois, ceci n’est pas politique. Du point de vue politique, juridique, et peut-être éthique, je suis d’accord avec vous. Mais si j’essaie de penser le rapport à l’autre de la façon la plus rigoureuse, je crois qu’il faut être prêt à abandonner l’espoir d’un retour au salut, l’espoir de la résurrection, voire de la réconciliation. L’acte pur du don et du pardon suppose que nous soyons libérés de tout espoir de réconciliation. Je dois pardonner, s’il est possible de pardonner.

R. K. : Inconditionnellement ?

J. D. : Inconditionnellement, et sans espoir de reconstituer une communauté saine et apaisée. C’est dans cette mesure que la notion de réconciliation reste, je crois, problématique. Bien sûr, si nous négocions entre cette pensée inconditionnelle, absolue, et le conditionnel, alors nous entrons dans le domaine juridique et politique – et là je serais bien entendu en faveur de la meilleure réconciliation possible – réconciliation qui n’en demeure pas moins extrêmement difficile, dans tous les cas. La réconciliation, c’est difficile. Il faut la négocier à travers des transactions, analyser les contextes et les temporalités, et compter avec des imprévisibilités de toutes sortes. Mais là, au moins, nous gardons le sentiment d’un compromis possible. C’est ce qui arrive dans la vie de tous les jours.

R. K. : Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit tout à l’heure, et jouer l’avocat du diable. Vous dites qu’il ne peut y avoir de vraie réconciliation, radicale et digne de ce nom, tant que les violences se poursuivent. Cette formulation me dérange, car elle me rappelle entre autres exemples certaines déclarations d’Ariel Sharon, qui refuse tous pourparlers avec les Palestiniens tant que la paix n’est pas établie, ou celles des unionistes en Irlande du Nord : « Nous ne négocierons pas avec les membres du Sinn Féin tant qu’ils n’auront pas déposé les armes ». Je crois comprendre, bien sûr, votre logique, mais cela ne revient-il pas à exiger l’impossible trop tôt, et à refuser le flou et la confusion caractéristiques de toute situation politique ? Les Palestiniens rechignent à déposer les armes sans condition tant qu’ils n’ont pas d’assurance sur le futur, et ainsi de suite. L’une des positions de la déconstruction est, si je comprends bien, que rien n’est absolument pur : tout est toujours contaminé, composé, ambigu. Par la force des choses, nous ne pourrons jamais atteindre un stade de non-violence pure, et donc une réconciliation digne de ce nom, à moins qu’il y ait compromis. N’est-il donc pas essentiel d’accepter une forme d’accord négocié avant de pouvoir mettre en œuvre une paix parfaite et effectivement non-violente ?

J. D. : Je suis entièrement d’accord avec vous. Et mes propos étaient peut-être simplificateurs. Toute réconciliation, au sens politique du terme, se produit dans un contexte de violence. Mais quand je dis que les États-Unis doivent répondre aux événements du 11 septembre, je n’exclus pas le fait que ces événements ont déjà transformé la situation. D’une part, les États-Unis se sont dits prêts à aider les populations afghanes les plus pauvres en larguant de la nourriture et en fournissant une aide humanitaire ; d’autre part, ils ont relancé des discussions au sujet d’un possible État palestinien. Et vous vous souvenez peut-être de ce que Sharon a déclaré : « Nous ne voulons pas être traités comme la Tchécoslovaquie l’a été ». En 1938, les accords de Munich avaient été conclus au détriment de la Tchécoslovaquie. Sharon redoute, à tort ou à raison, qu’une extension de la coalition occidentale, en quête d’alliés parmi les États arabes, se fasse aux dépens d’Israël. Je ne juge personne, ici. Peut-être les États-Unis font-ils une énorme erreur de jugement. Je ne suis pas en mesure de juger. Et, de toute façon, puisque les informations à la télévision sont soumises à la censure, il est impossible de savoir vraiment ce qui se passe. En fait, ce que je veux dire, tout simplement, c’est que les États-Unis ne pouvaient pas rester impassibles. Impossible de dire : « Let’s wait and see ». Il fallait faire quelque chose, procéder à des représailles ou du moins essayer d’endiguer le terrorisme. Mais en même temps, sans attendre la neutralisation des ennemis et la fin des violences, les États-Unis ont déjà engagé une promesse, au moins, celle de modifier leur politique. Je veux croire que les États-Unis sont en train de se transformer, aussi indirectement que ce soit, bien qu’il faille admettre que les prémisses de cette transformation demeurent très compliquées. Les Américains se demandent : « Pourquoi nous haïssent-ils ? » Il faudra bien qu’ils analysent et comprennent les raisons de cette haine, et qu’ils essaient de la faire changer. J’espère que les alliés européens – il faudra revenir sur la question européenne – exerceront des pressions sur les États-Unis, et que non seulement les États dits occidentaux, mais aussi le monde occidental dans son ensemble changeront leur attitude et leur politique envers les Arabes, ne serait-ce que pour confirmer, par leurs actions, ce qu’ils déclarent officiellement dans leur discours, c’est-à-dire que ben Laden ne représente pas l’Islam ou les Palestiniens. S’ils veulent mettre leurs actions en conformité avec leurs discours, il faudra que les États occidentaux prennent un certain nombre de mesures significatives. Cela ne veut pas forcément dire qu’il y aura un arrêt unilatéral des violences, mais qu’avant cela, et dans la même séquence, il devra y avoir un changement significatif dans leur attitude politique.

R. K. : Poursuivons sur cette question de l’autre, et de l’Europe comme une sorte d’entremetteur entre ledit « Moyen-Orient » et les États-Unis. Votre suggestion, si je la comprends bien, consiste à dire que l’Europe, ayant un rapport plus étroit avec le monde méditerranéen et la culture arabe en général, est plus réceptive à la diversité des cultures islamiques, et aurait donc l’obligation d’essayer de communiquer cette compréhension aux États-Unis, de se faire le médiateur entre l’Orient et l’Occident, en quelque sorte. Quand les citoyens américains se demandent « Pourquoi nous détestent-ils ? », ils cherchent une réponse. Et nous, les Européens, serions en mesure d’aider à « traduire » entre les deux. J’ai tenté de formuler des questions similaires dans mon livre On Stories, dont je dédie une section à la construction des récits nationaux. J’essaie d’analyser la façon dont Rome fut fondée sur la base d’une exclusion des Étrusques. Je montre comment l’identité britannique et l’identité irlandaise se sont constituées l’une par rapport à l’autre à travers une dialectique de l’altérité, et comment les États-Unis ont fondé leur identité, celle d’un nouveau monde, en produisant l’imaginaire d’une altérité – à commencer par les « Indiens », puis en passant par les esclaves, les immigrants, jusqu’à la détermination des « aliens » (je souligne l’obsession américaine concernant les aliens, les extraterrestres). Après le 11 septembre, la une de Newsweek affichait le titre « A Nation Indivisible ». « L’autre » avait encore frappé. Et je crois qu’on a assisté à un besoin immédiat de mettre un visage sur cet autre, de le localiser géographiquement, d’identifier des ennemis à l’extérieur des États-Unis, car il était trop inquiétant d’imaginer que les ennemis puissent venir de l’intérieur. C’est peut-être ce qui explique que la panique liée à l’anthrax a été si traumatisante. Dès que l’autre existe aussi à l’intérieur de la nation, il devient plus difficile de l’imaginer exclusivement « à l’extérieur », hors de soi. Comment cette dialectique opère-t-elle, selon vous ?

J. D. : Il y a là au moins deux ou trois questions. Tout d’abord, un vaste problème – celui, disons, de la « traduction ». L’Europe peut-elle aider à traduire ? Je crois qu’il y a deux façons de voir les choses, deux façons d’estimer la situation. La première, la plus rapide, consiste à se rapporter aux prémisses de la guerre froide. Nous payons encore le prix de la guerre froide, car c’est justement pour cette raison – le fait que les États-Unis avaient un ennemi désigné – que ceux-ci se sont entourés de nombreux alliés non démocratiques. À cause de la situation bipolaire, les États-Unis ont commis toute une série d’erreurs stratégiques effarantes, et celles-ci ont eu un effet boomerang. Aujourd’hui, nous sommes donc confrontés aux conséquences de la guerre froide. N’oublions pas que ben Laden fut entraîné selon le modèle américain.

Mais il faudrait aussi étudier en profondeur l’histoire et les incarnations de l’Islam. Comment se fait-il que cette religion – aujourd’hui l’une des plus puissantes en termes démographiques –, ainsi que les nations qui incarnent ses croyances, n’aient pas partagé avec l’Europe, à travers leur histoire, des choses telles que les Lumières, le développement scientifique, technique et économique ? Ce sont des pays pauvres. Certains Arabes, bien sûr, sont extrêmement riches en vertu de l’industrie pétrolière, mais leurs pays demeurent pauvres en infrastructures. Qu’est-ce donc qui désavantage ces pays économiquement ? Est-ce dû à la religion ? Bon, bien sûr, je suis en train de simplifier les choses pour les besoins de la discussion. Mais pendant des siècles, la chrétienté et le judaïsme se sont associés activement au développement techno-scientifique capitaliste, ce qui n’a pas été le cas du monde arabo-musulman. Ces pays sont restés pauvres, attachés à de vieux modèles politiques, très répressifs, encore plus phallocentriques que les Européens (ce qui n’est pas peu dire). C’est pourquoi je pense que sans une prise en compte de l’histoire longue, sans une nouvelle analyse historique du développement de l’Islam au cours des cinq derniers siècles, nous ne serons pas en mesure de comprendre ce qui se passe aujourd’hui…

R. K. : Dans vos travaux, vous faites souvent référence au monothéisme « judéo-chrétien-musulman », et non seulement « judéo-chrétien ». Vous n’oubliez jamais de préciser cette dernière articulation, ce qui renouvelle et complique le scénario habituel. Il s’agit de rappeler que du point de vue philosophique et religieux, l’Islam partage le même héritage monothéiste – comme l’illustrent par exemple les figures d’Avicenne et d’Averroès. Du point de vue de son origine, l’Islam ne nous paraît pas si étranger, si « alien »…

J. D. : Dans mon court essai Foi et savoir, je pose la question de l’Islam dans son rapport aux autres religions[5]. D’une part, certains opposent le couple judéo-chrétien à l’Islam, mais d’autre part on peut aussi opposer le couple judéo-musulman à la chrétienté. Le motif de la mort de Dieu est un thème chrétien. Ni les Juifs ni les Musulmans ne pourraient prétendre que Dieu est mort. Il y a donc une confrontation entre les trois traditions abrahamiques. Si nous voulons sérieusement analyser ce qui se passe aujourd’hui, nous devons retourner aux origines et interroger ce qui s’est passé depuis le Moyen Âge. Pourquoi, par exemple, alors que le monde arabe a incorporé des savoirs occidentaux, des sciences et des cultures, n’a-t-il pas connu le même développement social et historique que l’Europe ? Je n’ai pas de réponse à cette question. Mais si nous ne repartons pas de cette période, si nous ne posons pas cette question, nous ne pourrons pas comprendre la situation actuelle.

R. K. : Incluez-vous le bouddhisme et l’hindouisme dans cette analyse ? Il semble que ces religions n’aient pas connu le même type de problèmes.

J. D. : Non. Je ne suis pas certain qu’on puisse les appeler « religions » au sens strict, latin, du terme. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans Foi et savoir, au sujet de la mondialatinisation du terme religion.

R. K. : Peut-être est-ce dû au fait que l’Islam était originellement davantage connecté aux autres monothéismes et à l’Europe. Il semble que la séparation avec l’Occident et l’Europe soit intervenue plus tard. La bataille de Vienne, qui opposa les Ottomans aux Allemands et aux Polonais, eut lieu en 1682[6]. Il n’y a pas si longtemps, l’Islam était au cœur de l’Europe. Les Balkans, l’Espagne, la Grèce – l’Islam, jusqu’à récemment, faisait partie de nous, et nous faisions partie de l’Islam.

J. D. : C’est sans nul doute une grande civilisation, une culture majeure. La question se pose de savoir pourquoi elle n’a pas articulé la possibilité de ce que nous avons défini comme le pouvoir, la techno-science, le capitalisme.

R. K.  : Comment poser cette question en évitant la thèse du choc des civilisations de Huntington[7], qui oppose de façon binaire « l’empire occidental » à « l’empire islamique » ? Comment éviter la réémergence de ces dichotomies dans notre « imaginaire social » ?

J. D. : De nombreux musulmans, de nombreux théologiens expriment le souhait de dissocier l’Islam de ses formes les plus violentes. Il y a le désir de retrouver un Islam qui soit totalement dénué de violence. Cependant, ces différences internes à l’Islam ne peuvent trouver leur essor sans un développement conjoint des institutions politiques, sans une transformation des structures mêmes de la société. Bien sûr, il y aura toujours des penseurs ou des théologiens musulmans qui s’avanceront pour dire : « L’Islam, ce n’est pas ben Laden. » Mais ces individus resteront impuissants tant que le pouvoir sera précisément aux mains de régimes violents et non démocratiques. La situation contemporaine est étrange. Quoi qu’il en soit, je crois au rôle de l’Europe – non pas la vieille question de l’Europe, l’esprit européen, l’Europe de Husserl ou celle de Heidegger, ni même la Communauté Européenne ou l’Europe de Tony Blair –, mais je crois qu’il y a peut-être aujourd’hui en Europe quelque chose comme une possibilité, celle d’une certaine prise de distance vis-à-vis des deux pôles (États-Unis et Islam), et même si cette distance se matérialise dans le cadre d’une alliance avec l’OTAN, il doit y avoir quelque chose en Europe qui puisse éviter ces luttes théocratiques, ce duel théocratique.

Afin d’illustrer ce schéma, je voudrais revenir sur la question de la peine de mort qui, comme vous le savez, m’obsède. Imaginons que ben Laden soit capturé par les États-Unis en tant que combattant étranger ou ennemi d’État. Les États-Unis pourraient alors le juger selon leur propre juridiction, et le condamneraient probablement à mort. Alternativement, serait-il possible que son cas soit transféré devant un tribunal international, dans le cadre des nouvelles juridictions adoptées par l’Organisation des Nations Unies ? Si c’était le cas, ben Laden ne pourrait être condamné à mort, car même si la Cour Pénale Internationale a bien sûr jugé des cas de crimes contre l’humanité ou des crimes de guerre, elle ne peut prononcer ou appliquer la peine de mort. Ce cas illustre la différence entre, disons, « l’esprit » de l’Europe et celui des États-Unis. Le fait même que la Communauté Européenne ait aboli la peine de mort constitue une différence – une différence réelle, et une différence de principe.

R. K. : Et si, par exemple, les forces britanniques capturaient ben Laden, elles ne pourraient pas l’extrader aux États-Unis.

J. D. : Non, elles ne pourraient ni ne devraient le faire. Ni les forces françaises – il serait impossible d’extrader vers un État qui pratique la condamnation à mort. La question reste de savoir si ben Laden sera tué comme soldat combattant, comme ennemi, ou jugé comme terroriste[8]. Tous ces concepts se voient aujourd’hui ébranlés. Revenons à la seconde partie de votre question, qui concernait la refondation d’une nation unifiée et souveraine. Je suis frappé par l’unité retrouvée des États-Unis. En ce qui concerne l’assimilation, les Afro-Américains sont aujourd’hui considérés comme Américains à part entière, en ce moment du moins, et dans la mesure, bien sûr, où ils s’opposent à ben Laden. Peut-être qu’un jour on considèrera le 11 septembre comme l’occasion d’une refondation des États-Unis. Cela est dû, je crois, au fait que les États-Unis ont été frappés par un ennemi non-identifié – pas un État, ou un individu (ben Laden n’a évidemment pas agi tout seul). Cette attaque est devenue le centre névralgique d’une nouvelle fondation de la nation. L’attentat a restauré la nation ; cette terrible cicatrice a généré un tel réflexe d’auto-défense qu’elle a du même coup entraîné une reconstruction, une économie, une sorte de thérapie, et ainsi de suite. Les Américains se sont réconciliés avec eux-mêmes. Il semble que nous assistions à une réconciliation avec certains immigrants et d’autres groupes sociaux défavorisés. Vous avez certainement vu cette annonce télévisée, dans laquelle des gens issus de tous milieux et de toutes origines déclarent, face caméra : « I am an American ». C’est incroyable, et c’est vrai. On ne peut qu’admirer cette chose formidable – malgré les tragédies, et tous les discours hypocrites, il reste néanmoins une certaine idée de la démocratie. Je n’ai aucun doute à ce sujet. J’étais à Baltimore en 1971, et je me souviens qu’alors la « guerre » menée contre les Noirs [« war with blacks »] était terrible. Il y avait des révoltes dans les prisons, une violence terrible. J’ai bien cru que les États-Unis allaient connaître une véritable révolution. De nombreux militants et des leaders de la communauté noire ont été tués. Le désespoir initial fut immense, mais cette violence n’a pas été vaine. La lutte pour les droits civiques a permis une certaine intégration et un certain progrès. Ça n’est jamais suffisant, bien entendu. Il y a toujours beaucoup d’hypocrisie : par exemple, le racisme est bien présent. Mais malgré tout, on ne peut nier l’idée de ce progrès.

R. K. : Il y a une polarisation à l’œuvre. Une grande partie du monde musulman semble avoir oublié, au niveau des populations, une sorte de fraternité avec l’Occident. De l’autre côté, les États-Unis se sont réconciliés avec eux-mêmes, et la nation américaine semble revivifiée. Il y aurait deux pôles opposés – deux « ennemis complémentaires » qui jouent de leur affrontement et s’appellent l’un l’autre l’« empire du mal » – et de mon point de vue l’Europe serait dans une sorte de position médiane, celle d’une herméneutique de la médiation et de l’imagination. Mais j’ai le sentiment que vous seriez plus réticent à utiliser ces termes : herméneutique, imagination, ou médiation. C’est cette dimension que je mettrais en avant, alors que votre tendance est d’insister davantage sur les brèches, les écarts ou les intervalles. Comme vous, je crois qu’une telle insistance demeure absolument indispensable. Mais on ne doit pas s’arrêter là. S’il y a une différence entre nous, il me semble que c’est avant tout une différence d’accentuation, concernant l’importance attachée à l’une ou l’autre dimension. Je m’en explique dans le quatrième chapitre de mon livre The God Who May Be[9]. Peut-être est-ce dû à mon histoire personnelle, liée à la situation de l’Irlande du Nord.

J. D. : Il nous faudrait consacrer beaucoup de temps à spécifier ces différences. Je crois qu’un acte de médiation est déjà à l’œuvre en Europe. L’Europe est certes majoritairement chrétienne, mais l’Europe en tant que communauté est moins théocratique que les États-Unis. L’Europe est l’alliée des États-Unis, mais elle est plus séculière, plus attentive, plus respectueuse envers la différence que ceux-ci, et dans cette mesure elle pourrait jouer un rôle de médiation – du moins je le souhaite. L’Europe doit exercer des pressions contre les États-Unis. Je suis d’accord avec vous sur ce point. Mais l’Europe n’est pas une entité factuelle, cette soi-disant Europe chrétienne qui serait simplement guidée par la chrétienté – tout cela doit être entièrement réélaboré. Et c’est, je crois, la différence entre vous et moi. Certes, il est peut-être plus facile de penser ce que je mets sous le nom de khôra dans le cadre européen que partout ailleurs dans le monde. Cela peut aussi exister ailleurs, et par exemple aux États-Unis – mais cela aura trait à une certaine dimension « européenne » interne aux États-Unis. Certains penseurs américains œuvrent dans ce sens. Cependant, ce travail ne pourra se faire sans se libérer de Dieu – pas d’un « Dieu-qui-puisse-être » [a God-who-may-be], mais d’un Dieu qui est –, et ceci dans la direction de ce que j’appelle khôra. Quand je dis khôra, je n’exclus rien, mais je me réfère également à une certaine politique de khôra : une absolue indétermination, un fondement sans fondement, mais le seul fondement possible pour une politique universelle au-delà du cosmopolitisme – une politique de l’universel qui ne se confonde pas avec la réconciliation.

R. K. : Il me semble que le « Dieu-qui-puisse-être » [God-who-may-be] que j’essaie de penser pourrait émerger de ce lieu, khôra. Si je devais le situer, je crois que ce serait quelque part à mi-chemin entre le Dieu du messianisme et khôra. Le « Dieu-qui-puisse-être » oscille, et souffre, entre ces deux pôles. Il ne peut être identifié à khôra. J’ai essayé de mettre en œuvre un dialogue avec votre travail et celui de Jack Caputo dans mon livre The God Who May Be. J’ai bien conscience de nos différences concernant la façon de parler de Dieu. Selon moi, c’est un problème herméneutique : comment peut-on imaginer, dire, raconter, ou identifier un dieu sans retomber dans la métaphysique et l’onto-théologie – et sans non plus déclarer « Dieu est khôra ».

J. D. : Je n’ai jamais dit ça.

R. K. : Je sais cela, mais vous voyez bien la problématique…

J. D. : Pour essayer de répondre à ces questions très variées, je vais vous confier mes impressions à la lecture de votre livre, The God Who May Be. Les différences entre nous sont si ténues que je ne pourrais prétendre leur faire justice au cours d’une conversation aussi brève que celle-ci. Ces différences ou ces nuances, minimes et parfois imperceptibles, pourraient se traduire en matière de politique. Mais nous ne devons pas les réduire à cela. Je me sens très proche de tout ce que vous écrivez dans votre livre. Jusqu’à un certain point, là où vous-même définissez rigoureusement la différence si fine qui nous sépare au sujet de la résurrection. Je ne suis pas contre la résurrection. Je crois partager l’espoir qui est le vôtre d’une résurrection, l’espoir d’une réconciliation et d’une rédemption. Mais je… Je crois que, si je veux penser de manière déconstructive, j’ai une responsabilité… Et même si je rêve de rédemption, j’ai la responsabilité de reconnaître et d’obéir à la nécessité qu’il y ait la possibilité d’une khôra plutôt qu’un rapport au Dieu anthropo-théologique de la Révélation. Il me semble que vous, Richard, vous êtes conduit à traduire votre foi en quelque-chose de déterminable, et c’est dans cette mesure que vous devez conserver le « nom » de résurrection. Selon moi, il n’y a de foi que là où l’on abandonne non seulement toute certitude, mais aussi tout espoir déterminé. Si l’on dit que la résurrection est l’horizon de l’espoir, alors on sait déjà ce qu’on appelle « résurrection » – la foi n’est plus une foi pure. C’est déjà une forme de savoir. C’est pourquoi vous considérez parfois que je suis athée…

R. K. : Vous dites : « je passe à juste titre pour athée »[10].

J. D. : Oui, et je soutiendrais qu’il faut être athée de la sorte afin d’être fidèle à la vérité de la foi, à une foi pure. C’est donc une logique très complexe.

R. K. : Dans The God Who May Be, j’ai écrit : « Partout où le religieux heurte ces valeurs, je me définirais comme étant à la recherche de l’amour et de la justice tout court »[11].

J. D. : Moi aussi. Je recherche l’amour et la justice. Non que cela me satisfasse. Cela reste une souffrance.

R. K. : C’est, selon moi, le lieu où se croisent herméneutique et déconstruction, et où les deux peuvent entrer en dialogue. Mon herméneutique diacritique se distingue de celles de Gadamer et Heidegger, et même de celle de Ricœur sous certains aspects. Mais l’une des questions essentielles que j’ai essayé d’aborder et de développer dans The God Who May Be et Strangers, Gods, and Monsters[12] concerne en effet l’interface herméneutique-déconstruction. J’aimerais rappeler une chose que vous avez dite durant les rencontres de Villanova, et dont je me sens très proche. Durant la table ronde, vous avez dit : « Le dieu qui m’intéresserait serait un dieu impuissant [powerless]… ».

J. D. : Tout à fait. Avant tout, laissez-moi vous dire que j’ai trouvé votre livre très puissant ; il est puissant dans son impuissance. Je garde une impression très vive et j’éprouve une grande reconnaissance au regard de ce qui s’est passé entre nous, de l’histoire que nous partageons, et cela depuis près de vingt ans. Votre livre formalise toute une série de questions de façon absolument miraculeuse. Je me suis senti en accord avec vous tout au long de ma lecture – mis à part cette différence minime au sujet du pouvoir, de la puissance du « may ». Ce que vous appelez le « God-who-may-be », le « may-be » (peut-être). Or, on peut comprendre « may » (peut) de deux façons. « I may », ce peut être le « perhaps » (peut-être) ; mais c’est aussi le « I am able to » (je peux, je suis capable) ou « I might » (je peux, je suis autorisé). Le « perhaps » (peut-être) renvoie à l’inconditionnel au-delà de la souveraineté. C’est une inconditionnalité qui suppose un désir d’impuissance plutôt que de pouvoir ou de puissance [power]. Je crois que vous avez raison d’essayer de ne pas nommer Dieu « souverain » ou « tout-puissant » ; vous le représentez au contraire comme le plus impuissant [the most powerless]. La justice et l’amour trouvent précisément leur origine dans cette impuissance. Mais khôra aussi est impuissante – non pas dans le sens de « pauvre » ou « vulnérable ». C’est une impuissance qui signifie simplement le non-pouvoir [no-power]. Pas de pouvoir du tout [No power at all].

R. K. : Peut-on s’agenouiller et prier devant khôra ?

J. D. : Non. Non, c’est précisément la différence. Mais j’ajouterais immédiatement que si l’on prie, si je prie, il faut au moins prendre en considération que c’est khôra qui me permet de prier. Cet espacement [spacing], le fait qu’il y ait cet espacement – un espacement neutre, indifférent, impassible – c’est cela qui me permet de prier. Sans khôra, il n’y aurait pas de prière. Il faut penser que sans khôra, il n’y aurait ni Dieu, ni autre, ni espacement. Néanmoins, on ne peut adresser une prière qu’à quelque-chose ou à quelqu’un. Pour revenir à votre question, je n’ai rien contre toutes ces choses : réconciliation, prière, rédemption, etc. Mais je crois qu’elles ne seraient pas possibles sans l’intervalle ou l’espacement neutre et impassible de khôra : cet « il y a » au-delà de l’être.

R. K. : Qui précède toutes les différences, tout en rendant la différence possible…

J. D. : Oui.

R. K. : Et ceci peut induire une nouvelle politique, un autre genre de cosmopolitisme.

J. D. : Au-delà du cosmopolitisme – car le cosmopolitisme présuppose l’État, la citoyenneté, le cosmos. Khôra ouvre à une universalité au-delà du cosmopolitisme. Dans le futur j’envisage d’examiner les conséquences politiques de la pensée de khôra, ce qui me semble urgent aujourd’hui. Et si un jour nous assistons à une réconciliation entre ces ennemis farouches, ce sera grâce à un certain espace, quelque khôra, un espace mutuel vide qui ne sera ni le cosmos, ni le monde comme création, ni la nation ou l’État, fût-il de dimension globale – mais juste cela : khôra.

New York City, le 16 octobre 2001

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[1] Le texte fut d’abord publié sous le titre « Terror, Religion, and the New Politics », dans Richard Kearney, Debates in Continental Philosophy. Conversations with Contemporary Thinkers, New York, Fordham University Press, 2004. Il fut ensuite republié avec quelques modifications mineures dans le recueil Traversing the Imaginary: Richard Kearney and the Postmodern Challenge, dirigé par Peter Gratton et John Manoussakis, Evanston, Northwestern University Press, 2007. Je tiens à remercier Richard Kearney, John Manoussakis et Peter Gratton pour m’avoir autorisé à traduire et publier cet entretien, ainsi que pour leurs précieux conseils de traduction. Mes remerciements vont aussi à Pierre Alferi.

[2] Jacques Derrida, « Fidélité à plus d’un. Mériter d’hériter où la généalogie fait défaut », Cahiers Intersignes 13 (1998), pp. 228-31.

[3] Dominique Janicaud, Heidegger En France, vol. 2 : Entretiens, Paris, Hachette Littératures, 2005, pp. 116-7.

[4] Noam Chomsky, Rogue States : The Rule of Force in World Affairs, London, Pluto Press, 2000.

[5] Jacques Derrida, Foi et Savoir, Paris, Seuil, 2000.

[6] [Note du traducteur : En fait, le siège de Vienne prit place en juillet 1683, et la bataille décisive eut lieu le 12 septembre.]

[7] Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order, New York, Simon & Schuster, 1996. Pour la traduction française : Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997.

[8] [Note du traducteur : Rappelons que le 2 mai 2011, sous la présidence Obama, les forces spéciales américaines tueront le leader d’Al-Qaïda au cours d’un raid au Pakistan.]

[9] Richard Kearney, The God Who May Be : A Hermeneutics of Religion, Bloomington, Indiana University Press, 2001.

[10] Jacques Derrida, « Circonfession », dans Geoffrey Bennington et Jacques Derrida, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991, p. 146.

[11] [Note du traducteur : La phrase de Kearney est difficile à traduire. Voici le passage dont est issue la citation : « Religiously, I would say that if I hail from a Catholic tradition, it is with this proviso: where Catholicism offends love and justice, I prefer to call myself a Judeo-Christian theist; and where this tradition so offends, I prefer to call myself religious in the sense of seeking God in a way that neither excludes other religions nor purports to possess the final truth. And where the religious so offends, I would call myself a seeker of love and justice tout court », dans Richard Kearney, The God Who May Be, pp. 5-6.]

[12] Richard Kearney, Strangers, Gods and Monsters : Interpreting Otherness, London and New York, Routledge, 2003.

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Bibliographie

Chomsky, Noam. 2000. Rogue States: The Rule of Force in World Affairs. London : Pluto Press.

Derrida, Jacques. 1991. L’autre cap. Paris : Minuit.

–––. 1993. Khôra. Paris : Galilée.

–––. 1996. Le monolinguisme de l’autre. Paris : Galilée.

–––. 1998. « Fidélité à plus d’un. Mériter d’hériter où la généalogie fait défaut ». Cahiers Intersignes 13, édité par Fethi Benslama.

–––. 2000. Foi et savoir. Paris : Seuil.

–––. 2003. Voyous. Paris : Galilée.

–––. 2016. Surtout, pas de journalistes ! Paris : Galilée.

Derrida, Jacques, and Jürgen Habermas. 2004. Le « concept » du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001) avec Giovanna Borradori. Paris : Galilée.

Gratton, Peter, et John Manoussakis (dir.). 2007. Traversing the Imaginary : Richard Kearney and the Postmodern Challenge. Evanston: Northwestern University Press.

Huntington Samuel, 1996. The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. New York: Simon & Schuster.

Janicaud, Dominique. 2005. Heidegger En France. Vol. 2 : Entretiens. Paris : Hachette Littératures.

Kearney, Richard. 2001. The God Who May Be: A Hermeneutics of Religion. Bloomington: Indiana University Press.

–––. 2003. Strangers, Gods and Monsters: Interpreting Otherness. London and New York: Routledge.

–––. 2004. Debates in Continental Philosophy. Conversations with Contemporary Thinkers. New York: Fordham University Press.


Source photo : le 27 février 2003 au Collège International de Philosophie, à Paris (François Guillot / AFP)

JEAN-LUC NANCY — Religion sans passé ni avenir

Jean-Luc Nancy, « Religion sans passé ni avenir », L’à venir de la religion, revue ITER Nº1, 2018

1.

Il me semble qu’il faut en convenir : la religion est une disposition inhérente à l’humanité. Elle apparaît avec l’homme et durera autant que lui. Freud ne pensait pas que la religion puisse être supprimée par le savoir rationnel avant un temps extrêmement long – et il prévenait aussi que s’il parvenait à régner seul, « notre Dieu Λóγος » ne réaliserait que « ce que la nature extérieure permettra, mais seulement peu à peu dans un avenir imprévisible »[1]. Il se montrait ainsi beaucoup plus perspicace que nombre de ses contemporains. C’est d’ailleurs pour la même raison qu’il se déclarait en faveur des formes « épurées et sublimées » de la religion qui n’entrent plus en conflit avec les découvertes de la science.

La science, au demeurant, reste pour Freud limitée à « nous faire voir comment le monde doit nous apparaître en raison du caractère particulier de notre organisation »[2] indépendamment de « la nature de l’univers » en elle-même. Aussi la dénonciation de l’illusion religieuse vaut-elle pour lui avant tout dans la mesure où cette illusion reste « infantile » ou « délirante » mais non lorsqu’elle se « sublime » en désir de parvenir à « la fraternité humaine et la diminution de la souffrance »[3].

On peut estimer qu’aujourd’hui l’athéisme dominant de la culture rationnelle – tant techno-scientifique que juridico-éthique – partage peu ou prou les dispositions de Freud. C’est aussi que cet athéisme en est venu à reconnaître ses propres limites. Là où il avait pu s’agir, naguère, de substituer à un Être suprême et à ses commandements une Nature aux lois entièrement définies, il n’est plus question ni d’être ni de nature. La métaphysique et la rationalité scientifique se sont transformées de conserve – surmontées, déconstruites, en tout cas déplacées et parvenues au bord de mutations encore en partie insoupçonnées.

Si on nomme « religion » la confiance accordée à une force qui détourne ou qui apaise la défiance profonde éprouvée dans l’abandon qui est notre lot, alors la religion possède mille versions. L’observance de lois divines, celle de rituels intimes, la construction de systèmes, l’émotion mystique, la ferveur qui consume l’observance, celle qui la fanatise, la représentation d’une vérité d’un bien, d’une félicité, un élan, un apaisement, une jouissance – et toujours en somme une béatitude qui n’est pas la récompense mais l‘exercice d’une vertu, c’est-à-dire d’une puissance dont l’activité est accueillie comme venant d’ailleurs, d’un inconnu et inconnaissable reçu au sein de l’abandon – s’il est permis de définir ainsi au plus large cette disposition au sein de laquelle on a reconnu l’axiome spinozien, alors la même définition montre par son amplitude son insuffisance à opérer le partage qu’on attend.

Car on dit alors qu’il y a religion dès qu’il y a confiance, c’est-à-dire foi, c’est-à-dire façon de s’en remettre à autre qu’à soi et à la défiance qui l’innerve. À ce titre, l’athée qui met sa confiance dans un exercice de pensée ou dans une œuvre, dans un travail, dans une aventure, un amour ou des enfants ne fait rien de fondamentalement différent de celui qui la donne à un « message » ou à un « esprit » mettant en jeu une transcendance.

C’est même cela qui permet d’expliquer que dans le désert si mal irrigué de l’athéisme (selon la formule incisive de Jean-Christophe Bailly)[4] beaucoup aient réussi à subsister, à s’abreuver et à faire mûrir des fruits : toutes celles et tous ceux qu’une virtus entraîne dans un mouvement qui dépasse leurs personnes, leurs subjectivités et les conditions concrètes et idéologiques qui leur sont faites.

2.

Cette vertu peut être nommée « foi » dès lors qu’elle s’exerce en se fiant au dépassement du donné, de l’évidence et des assurances acquises. Dès lors qu’elle s’en remet à un outrepassement dont elle ne cherche pas à obtenir des assurances ni des garanties. Faire un enfant, mener une recherche sur les oligodendrocytes ou une ferme « climato-intelligente », conduire un train ou bêcher un jardin, cela peut chaque fois se faire selon une telle vertu – aussi bien que cela peut aussi se soumettre à des calculs de profit ou à des pressions intéressées.

Toute forme de finalité et de représentation attrayante n’est pas pour autant exclue : simplement, aucune projection d’accomplissement n’est donnée comme garantie, aucune promesse n’est tenue pour l’anticipation de la chose promise.

Cette vertu – qu’elle soit celle d’une musique, d’un vignoble, d’une cause sociale, d’une famille – peut aussi être conjointe à une foi religieuse mais elle ne l’exige pas et lorsqu’elle y est attachée, elle ne s’y soumet pas : elle soumet plutôt elle-même l’équipement religieux (une divinité, des dogmes, des doctrines) à ses propres conditions. Ni les dieux ni leurs signes divins ne valent plus que la vertu même dont ils sont les figures. Cette vérité en quelque façon non religieuse de la religion elle-même se trouve plus ou moins enfouie ou manifeste dans toutes les religions.

Cette présence est certes subtile, souvent insaisissable, et pourtant on peut la déceler chaque fois que l’adhésion religieuse comporte ce qu’on pourrait nommer une distanciation interne : lorsque la nature divine et celle des gestes sacrés sont tacitement reconnues comme d’une autre nature que celle des êtres et des actes du monde. Lorsque la prière ou le sacrifice n’obéissent pas à la logique de leur supposée causalité, l’ordre sacré lui-même pallie ce défaut qui dans l’ordre profane serait simplement inadmissible. Ainsi peut-on par exemple en venir à penser que le dieu nous parle à travers les évènements les moins attendus par la logique religieuse elle-même.

Cette distanciation s’efface ou se pervertit lorsque l’équipement religieux se confond avec un ordre naturel, scientifique ou technique aussi bien que politique, social et économique. Cela correspond toujours en même temps à une objectivation de la transcendance : le dieu se fait présent dans une personne, une institution, un texte, des rituels.

Presqu’aucune religion ne renonce aux tentations de l’objectivation, l’histoire nous le montre de façon indiscutable. Et nous avons aussi appris comment des objectivités – économiques, idéologiques, dominatrices – peuvent se présenter sous des couleurs de transcendance (empire, race, humanité, loi naturelle, etc.).

3.

Il n’y a aucune raison jusqu’ici perceptible ou imaginable pour qu’il en aille autrement, tout au moins d’ici longtemps.

Toutefois cette absence de raison elle-même – c’est-à-dire la très grande probabilité que l’athéisme ne devienne pas la religion ou l’areligion de tous (ce qui peut-être veut dire aussi la grande probabilité que l’humanité ne se contente pas de la pure et simple immanence de sa plus visible machinerie actuelle) – se présente justement au moment où l’athéisme reconnaît sa limite avec celle de toutes les religions. Cela n’est pas sans conséquence : d’un côté comme de l’autre, nous sommes en mesure de comprendre que nous avons nous-mêmes mis au jour le registre de ce que j’ai nommé ici une vertu.

À savoir, la vertu – la force active, l’énergie plus puissante en l’homme que l’humain lui-même : non le divin – pas sans distanciation – mais ce dépassement infini de l’homme par l’homme que Pascal a pensé (et d’une pensée qui à cet égard n’est pas exclusivement chrétienne). Un tel dépassement n’est ignoré d’aucune forme des religions d’Occident, dont l’islam, ni du bouddhisme, de l’hindouisme ou du shintoïsme : en dépit de différences majeures, la disposition religieuse est avant tout disposition au dépassement infini.

C’est-à-dire à un dépassement ou à un outrepassement (à une « transcendance ») tel que par nature il ne peut pas s’imposer comme dépassement accompli, effectué ou du moins présenté dans une forme quelconque de présence (figure, institution, sens d’un texte ou d’un geste).

Il ne peut pas s’imposer parce qu’il n’est pas fait pour s’accomplir : il s’emporte chaque fois lui-même dans l’infini auquel il s’ouvre. À ce point, religion et philosophie partagent quelque chose de la même vertu — laquelle n’est autre que la puissance de l’infini. Il n’y a ni pensée ni prière qui puissent l’ignorer, sous peine de se déjuger comme pensée ou comme prière.

Eckhart dit « Prions Dieu de nous garder libres de Dieu ». Le penseur dit « La pensée saisit qu’elle est dessaisie d’elle-même. »

Chaque fois, à chaque présent, en chaque motion de confiance que nous laissons se mouvoir et qui n’accorde rien au passé ni à l’avenir mais seulement à cet ici et maintenant où nous nous tenons – infiniment tenus.

4.

Il n’existe cependant aucune preuve ni évidence que les phrases du prieur ou du penseur ne recèlent pas leur propre teneur d’illusion. Elles peuvent se satisfaire de tours d’expression qui tout en formulant un outrepassement de toute expression font encore et encore mieux miroiter l’illusion d’une signification. Blanchot parle du « savoir vertigineux que rien est ce qu’il y a, et d’abord rien au-delà ». Il précise même, d’un trait de vigilance aiguë, que ce savoir tout à la fois « s’affirme et se dissipe »[5]. Mais la phrase de Blanchot ne se dissipe pas. Pas plus que celle de Kouan-yin, le Gardien de la Passe, que Tchouang-Tseu rapporte ainsi : « Sois l’eau en mouvement, un miroir au repos, l’écho en répondant »[6]. Le miroir au repos pourrait être celui où le rien d’Occident se mire en celui d’Orient, sans aucun reflet semble-t-il mais non sans un miroitement verbal qui pourrait bien toujours brouiller de son chatoiement l’ici et maintenant où nous sommes tenus. Une fine buée de croyance peut toujours se déposer sur l’acte même de la virtus.

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[1] Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, traduction de Marie Bonaparte, Paris, PUF, 1976, p. 77.

[2] Ibid. p. 80.

[3] Ibid. p. 77.

[4] Jean-Christophe Bailly, Adieu : essai sur la mort des dieux, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1993, rééd. Nantes, Cécile Défaut, 2014.

[5] Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 117.

[6] Tchouang-Tseu, Les Œuvres de Maître Tchouang, traduction de Jean Lévi, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 2010, p. 288.

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Source photo :  Alegria que vem (La Joie qui vient), film réalisé par Eduardo Jorge

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