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Recension du livre de Jacques Derrida par Patrick Llored Ce volume intitulé Séminaire la peine de mort de Jacques Derrida est l’un des premiers publiés de la longue série d’ouvrages posthumes du philosophe dont la parution devrait s’étaler sur une quarantaine d’années, à savoir un ouvrage par an en moyenne. Cette entreprise éditoriale d’envergure permettra très certainement de donner une image encore plus précise de ce qu’aura été cette aventure intellectuelle appelée la déconstruction. Dans ce volume, le lecteur retrouve l’une des grandes interrogations de Derrida qui est celle de savoir ce qui fait le propre de l’homme par rapport à l’animal. La propriété humaine qui est ici déconstruite est la mort inscrite dans la question juridico-politique de la peine capitale. L’auteur met donc en œuvre une stratégie intellectuelle consistant à déconstruire la mort en en faisant une question inséparablement politique et éthique. Apprendre à penser la mort en dehors de tout horizon est ce qui déstabilise le lecteur enfermé qu’il est dans un système de pensée qui fait de la mort l’horizon de tout horizon, plus encore, le calcul, à savoir l’attente qui oriente toute décision. La mort est le grand calcul de tout vivant et la déconstruction telle qu’elle est mise en œuvre dans ce volume est comme une invitation à refuser ce calcul lorsqu’il prend la forme extrême et exceptionnelle de la peine de mort en tant qu’économie fondatrice de toute vie. Derrida nous invite ici à déconstruire ce calcul, à l’obscurcir afin d’y introduire des contre-forces anéconomiques, lesquelles seraient à même de démonter la souveraineté de cette économie reposant sur la violence de la peine de mort. Autrement dit, c’est l’échafaudage sur lequel elle repose que l’auteur tente de déconstruire : « Par échafaudage, j’entends aussi bien la construction, l’architecture à déconstruire que la spéculation, le calcul, le marché, mais aussi l’idéalisme spéculatif qui en assure les étais (…). La déconstruction est peut-être toujours, ultimement, à travers la déconstruction du carno-phallogocentrisme, la déconstruction de cet échafaudage historique de la peine de mort ». (page 55) Le concept de carno-phallogocentrisme, dont la présence pourrait étonner dans ce séminaire, fait signe vers l’idée d’un lien étroit entre peine de mort et sacrifice. Tuer l’autre, c’est vouloir le sacrifier. Mais le sacrifier à quoi et à qui ? Pour qui et pour quoi ? Cette force pulsionnelle, qui nourrit en profondeur le carno-phallogocentrisme des institutions politiques, n’est pas une force comme les autres, elle excède toutes les autres, elle règne en souveraine au plus profond de notre inconscient politique et s’inscrit dans celui du pouvoir théologico-politique dont l’Etat souverain est la traduction ultime. Ce pouvoir souverain règne sur tous les vivants par la carnivoricité qui, pour Derrida, est sa raison d’être. Dit autrement, la peine de mort doit être comprise comme la conjonction de trois institutions politiques clés que sont la souveraineté théologico-politique, la carnivoricité et le sacrifice. La souveraineté s’avérant être la manifestation politique de ce pouvoir qui ne vit que de la carnivoricité sacrificielle et qui lui permet d’ingérer tant les vivants humains que non humains, tout en établissant cependant une distinction ontologique dont la limitrophie même est l’enjeu central de la peine de mort revisitée et déconstruite par Derrida. Ce qu’on pourrait appeler un cannibalisme symbolique au fondement de la souveraineté politique n’a, de plus, comme raison d’être que de se distinguer de l’animalité en tant que celle-ci est pensée comme étant toujours en dehors de la loi, hors la loi. L’animalité étant pour le souverain ce qui ne peut se soumettre à aucune loi, la peine de mort instituée par ce dernier va se servir de cette croyance pour faire du condamné à mort le seul vivant capable de dignité et méritant par là même son inscription, par la mort, dans l’univers humain carno-logocentré. Ce sacrifice carno-phallogocentrique d’origine théologico-politique est l’opération par laquelle le condamné acquiert le statut d’être capable de s’élever au dessus de la vie, de toute vie animale : Il ya donc au fondement de la peine capitale « cette idée, nous dit Derrida, que la peine de mort est un signe de l’accès à la dignité de l’homme, un propre de l’homme qui doit savoir, dans son droit, s’élever au dessus de la vie ( ce que ne sauraient faire les bêtes), cette idée de la peine de mort comme condition de la loi humaine et de la dignité humaine, on devrait presque dire de la noblesse de l’homme… » (page78). Cette thèse est partagée, est le propre, si l’on peut dire, de tous les défenseurs de la peine de mort, leur présupposé qui les conduit, en réalité, à l’idée que seul l’humain accède à la sphère de la moralité. Celle-ci n’existe donc qu’en opposition avec celle de la supposée amoralité animale. Platon, Rousseau, Kant, Genet, Blanchot et bien d’autres dont les idées sont analysées en profondeur par Derrida dans l’ouvrage, partagent chacun à leur manière cette croyance morale. C’est en ce sens que Derrida pense que la peine de mort est une invention humaniste au sens littéral du terme puisque là où il y a peine de mort, il y a volonté d’étendre la dignité humaine à tout homme, donc à l’humanité entière selon le paradoxe fondateur de tout humanisme digne de ce nom ! Mais inversement et symétriquement, là où il y a peine de mort, il y a aussi violation de cette même dignité sensée faire le propre de l’homme. La peine de mort ayant donc été aussi pensée comme la négation de cette propriété essentielle de l’humain consistant à s’extraire de l’animalité pour atteindre, car il s’agit toujours de configurer en permanence les limites de cette propriété, l’inviolabilité humaine, ce principe également humaniste par lequel l’humanité s’invente performativement son propre et à laquelle Hugo et Camus ont apporté leurs arguments abolitionnistes qui conduiront, par exemple, à son abolition en France en 1981. Autrement dit, tous les humanismes, abolitionnistes ou pas, déconstruits ici par Derrida, reposent sur des conceptions philosophiques très proches marquées par la césure entre l’humain et le non humain : en effet, au premier est accordé le monde de la loi, du droit et de la morale, la peine de mort étant au fondement de l’entrée dans l’humanité et en humanité du vivant humain grâce au sacrifice qui fait loi et qui a donc force de loi ; au second est refusé son inclusion dans tout univers moral par le fait même d’exercer sur lui un tel pouvoir théologico-politique dans lequel et par lequel le sacrifice carnivore joue un rôle autre que celui qui régit ou gouverne l’univers humaniste de la loi. L’apport de Derrida est de montrer dans ce volume que ces deux formes de sacrifice sont en réalité les deux faces d’une même médaille en ce sens qu’elles contribuent inséparablement à l’invention de l’humain et du non humain et à la définition même de ce que l’Occident appelle le politique. Déconstruction du paradoxe engagé par la peine de mort elle-même : son histoire est guidée par le désir permanent de s’humaniser dans et par la cruauté en se sens que toute humanisation de cette « machine » à produire de la mort vise à augmenter sa cruauté puisqu’il s’est toujours agi de rendre plus efficace le calcul de la mort programmée par elle, donc soumise à un horizon d’attente où la souveraineté se mesure à son pouvoir de dire et de donner et le temps et la mort, à savoir le temps de la mort. Bien plutôt, nous avertit Derrida, d’enlever le temps, de « détemporaliser » l’existence du vivant à tuer. La souveraineté est donc le temps calculé dont la cruauté consiste à dénier la finitude du vivant au vivant lui-même. L’éthique derridienne passe donc ici par la déconstruction de toute souveraineté : « L’insulte, l’injure, l’injustice fondamentale faite à la vie en moi, au principe de vie en moi, ce n’est pas la mort même de ce point de vue, c’est plutôt l’interruption du principe d’indétermination, la fin imposée à l’ouverture de l’aléa incalculable qui fait qu’un vivant a rapport à ce qui vient, à l’à-venir et donc à de l’autre comme événement, comme hôte, comme arrivant. » (page120). La déconstruction se présente donc dans ce séminaire comme une philosophie reposant sur un carré chiasmatique puisque si politique et éthique sont inséparables pour juger la peine de mort, alors humanité et animalité ne peuvent être distingués pour comprendre la généalogie de la peine capitale déconstruite ici selon ces quatre points de vue au principe même de la philosophie dans son ensemble de Derrida comme philosophie du vivant soumis à la souveraineté zoopolitique dont les séminaires suivants en présenteront les principes de fonctionnement au-delà de cette peine de mort qui en est comme le symptôme tragique. Patrick Llored
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